Les conseillers militaires étrangers en Chine (1923 1942) .pdf
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Auteur: Aladin
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Aladin Farré
Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne
UFR 09 (Histoire)
Master 2 d‟histoire des relations internationales
Institut Pierre Renouvin - Centre d'Histoire de l'Asie contemporaine
Les conseillers militaires
étrangers en Chine (1923-1942)
0
Remerciements
Quand on est un jeune étudiant-chercheur, l‟écriture d‟un mémoire peut s‟avérer semée
de doutes et d‟embûches. Ainsi, la présente étude que je vous propose de lire n‟aurait pu
aboutir sans le concours des personnes ci-après que je remercie vivement :
M. Hugues Tertrais et M. Pierre Singaravélou qui, par leurs conseils et leur suivi m‟ont
permis de mieux aborder les différentes problématiques et les questions de méthodologie
pour l‟écriture de ce travail de recherche ;
Ma famille et le programme ERASMUS qui, grâce à leur soutien matériel, m‟ont donné
la possibilité d‟étudier à Berlin ;
Les archivistes et bibliothécaires des lieux suivants : les archives diplomatiques du Quai
d‟Orsay, les Archives nationales des États-Unis (National Archives and Records
Administration), les « archives politiques » du ministère des Affaires étrangères allemand
(Politischen Archivs), les Archives fédérales allemandes du département cinématographique
(Bundesarchives – Abteilung Filmarchive), les bibliothèques de la Freie Universität, le
Collège de France, la BDIC de Nanterre (Bibliothèque de Documentation Internationale
Contemporaine), la BULAC (Bibliothèque universitaire des langues et civilisations), les
bibliothèques de l‟Université Paris 1 et tout particulièrement la Staatsbibliothek zu Berlin
située à Potsdamer Straße ;
Julie Bre, Alessandra Cocchi, Marion Coste, Bénédicte Golob, Louise Molière, Marion
Petitdemange, Valérie Pouteau, Anita Sarreau, Edgard Strigler, Marie-Claud Strigler,
Mathilde Villechevrolle et Guillaume Waret pour leur relecture ;
Clément Viktorovitch pour m‟avoir donné accès à une bibliothèque universitaire
pratiquant la rétention des ouvrages auprès des étudiants de la Sorbonne ;
Alexander Chen, « David » Kwok Wai Ho et « Gary » Lam Yu Hin pour les traductions ;
Louis de Coppet et Alessandro Tirapani pour leur soutien moral ;
Et surtout l‟équipe de la société Paradox Interactive sans laquelle l‟idée de ce mémoire
n‟aurait certainement pas germé. Comme quoi les activités vidéoludiques peu vent
parfois se révéler plus productives qu‟on le croit.
1
Préface
À la fin du XVIIIe siècle, la Chine était qualifiée d‟« homme malade de l‟Asie ». La
manière dont le pays, incapable de se défendre, était la victime des puissances occidentales et
du Japon eut pour conséquence d‟infliger à l‟« empire du Milieu » moult humiliations pendant
de nombreuses années – comme les concessions internationales et le payement de lourdes
dettes. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir la fin de ces
agissements qui avaient transformé la Chine en un État semi-colonisé. À l‟aube du XXIe
siècle, la République populaire de Chine est maintenant considérée comme un pays très
puissant dans tous les domaines : sa flotte commence à rivaliser avec celle des USA dans
l‟océan Pacifique, son économie dépasse en 2010 celle du Japon qui depuis 1968 était la
deuxième puissance mondiale. Dorénavant, quand des dirigeants rencontrent le dalaï-lama, ils
sont considérés comme courageux car l‟on sait que Pékin fait pression sans relâche pour
empêcher ces entrevues, voire réagit abruptement contre celles-ci.
Mais est-ce que l‟histoire chinoise a toujours été linéaire entre le début des guerres de
l‟opium et les Jeux olympiques de 2008 tenus à Pékin ? En grand passionné d‟histoire de la
Chine, j‟ai voulu démontrer dans ce mémoire qu‟à une certaine période du XXe siècle, entre
la fin du régime de Yuan Shikai et la Deuxième Guerre mondiale un parti politique a réussi à
réunifier la Chine. Ce gouvernement de Tchang Kaï-chek commença à remettre la Chine sur
le chemin de la puissance militaire et économique, en grande partie grâce à la présence de
conseillers étrangers et plus particulièrement allemands. Il atteignit en partie son objectif mais
suite à la Seconde Guerre sino-japonaise et la guerre civile chinoise, tous ses efforts furent
vains. Cependant, cette période précise de l‟histoire chinoise est à mon sens particulièrement
intéressante car elle prouve que la Chine aurait pu devenir bien plus tôt le géant qu‟elle est
aujourd‟hui. Par ailleurs, savoir comment et surtout par quel moyen une classe politique est
capable de réunifier un pays peut être considéré comme très actuelle à l‟heure de la
construction européenne.
Paris, le 7 juin 2013
2
« En Chine les politiciens n'ont aucune influence s'ils ne s'appuient point sur une force armée. Les
seconds, pour s'imposer doivent faire appel à la politique. »
Rapport de renseignements du Deuxième Bureau de l‟armée française,
Juillet 1931
3
Plan du mémoire
Introduction……………………………………………………………...page 7
Chapitre 1 : Le rôle des conseillers militaires soviétiques dans la conquête
du pays (1923-1927)...…………………………………………………page 13
Vers le front unis Kuomintang-PCC………………..……………………………….page 13
Le premier front unis……………………………………………….………………..page 18
L‟expédition du nord………………………………………………………………...page 33
Chapitre 2 : La décennie de Nankin (1928-1937)…………………...page 48
La mission militaire allemande sous le commandement de Max Bauer et Hermann
Kriebel (1928-1930) ……………………………………………...…………….......page 48
La mission militaire sous le commandement de Georg Wetzell (1930-1934)…….page 61
La mission militaire sous le commandement de Hans von Seeckt (1934-1935) et
Alexander von Falkenhausen (1935-1938)…………………………………………page 68
Les problèmes de la mission militaire allemande……………………………..……page 76
La construction d‟une armée de l‟air chinoise (1932-1937)……………………….page 80
Chapitre 3 : Résister à la menace japonaise………………...………..page 86
Situation de la Chine de 1929 à 1937 …………………………………………..….page 87
Les conseillers allemands pendant la guerre (1937-1938)……………..........….....page 97
La guerre des conseillers russes et américains (1937-1942)………………..........page 114
4
Conclusion……………………………………………………...…….page 122
Annexe 1 : Les autres missions militaires en Chine (1925-1939)….page 130
Annexe 2 : Étude de cas sur l‟apport industriel et idéologique de la mission
militaire allemande de 1930 à 1937………………………………….page 144
Crédits photos et vidéos………………………………………………page 158
Bibliographie …………………………………………………………page 160
5
Introduction
Au début des années 1840 le puissant empire plurimillénaire qu‟était la Chine
commença à montrer des difficultés pour s‟imposer face à la puissance militaire des
nations occidentales. Tout commença avec l‟empereur Daoguang (1782 -1850) qui
voulait empêcher les marchands anglais de vendre de l‟opium en Chine, mais l‟Empire
britannique dépêcha une flotte de guerre pour forcer les Chinois à accepter la vente de
cette marchandise. Suite à cette première guerre de l‟opium, le traité de Nankin (1842)
entérina cette situation et très vite de nombreuses nations commencèrent à imiter les
Anglais afin de se partager les ressources de la Chine au vu de l‟incapacité des Chinois à
se défendre. Alors que cet empire était puissant et presque entièrement fermé aux
étrangers pendant des siècles il devint rapidement, à partir des années 1860, une semi colonie suite aux nombreux « traités inégaux » qui durent être signés entre l‟Empereur et
les représentants des autres puissances.
En plus des vexations des puissances étrangères, le gouvernement de Pékin dut
faire face à des menaces aussi bien internes que régionales. Tout d‟abord le
gouvernement fut grandement affaibli par des révoltes populaires qui durèrent des
années comme le mouvement Taiping dans la région de Nankin (1851-1864) ou la
révolte Nian (1851-1868) dans la partie nord de l‟empire. Les dirigeants de ces
mouvements de rébellion tinrent tête au gouvernement de Pékin pendant plus d‟une
décennie et faillirent même remplacer aux yeux des occidentaux la légitimité du pouvoir
du régime impérial 1. Ensuite le Japon qui était autrefois considéré avec mépris par
l‟empire du Milieu avait commencé son industrialisation et battu les armées chinoises
sur terre et sur mer lors de la première guerre sino-japonaise en 1895. Signant un
nouveau traité humiliant la Chine donna à l‟empire du Soleil Levant le contrôle de la
Corée, de Taïwan et dut payer de lourdes réparations.
À l‟orée du XX e siècle de nombreux pays avaient ainsi des concessions en terre
chinoise. Ils pouvaient y faire ce qu‟ils souhaitaient. Un véritable pillage des ressources
fut organisé alors qu‟une corruption généralisée commença à s‟installer parmi la société
chinoise. Des villes comme Hong-Kong, Tsientsin ou Port-Arthur appartinrent à des
nations étrangères tandis que des pays vassaux de la Chine comme la Corée ou le
Vietnam devinrent la possession coloniale d‟autres États.
1
Caleb Carr, Le diable blanc, collection Pocket, Paris, France, 2002
6
Le gouvernement chinois était simplement incapable de s‟opposer aux vues
expansionnistes des autres nations et ce malgré ses tentatives de riposter avec son
imposante armée. Une ultime tentative de se venger de 50 ans d‟humiliations ne fit
qu‟accentuer le délabrement politique, militaire et financier du pays. En 1899 débuta la
Révolte des Boxers (1899-1901) qui avait pour cible les missionnaires étrangers, les
convertis au christianisme et les étrangers. Une série de sabotages et d‟as sassinats
commencèrent à avoir lieu en Chine et le gouvernement de l‟impératrice douairière Cixi
(1835-1908) tenta de profiter de cette vague de mécontentement. Pour cela elle plaça des
membres de l‟armée à la tête de milices Boxers 2 et fit assiéger le Quartier des légations
de Pékin où se trouvaient les diplomates étrangers. Mais en quelques semaines une
armée internationale composée de troupes de huit pays se mit en place pour briser le
siège des légations et mettre en déroute les troupes hostiles aux Occ identaux. Les
puissances étrangères punirent ainsi le gouvernement pour cette tentative de soustraction
aux traités inégaux en faisant signer un protocole politiquement bien plus humiliant que
les précédents et financièrement très couteux. Une tentative pacifique de sauver le
régime eut lieu aussi à travers la figure du politicien Kang Youwei (1858-1927) avec la
Réforme des Cent Jours en 1898. Mais les conservateurs de la cour impériale eurent
raison de ce réformiste. C‟est un régime sclérosé qui fut emporté par la fièvre
révolutionnaire au début de l‟année 1912. De là s'ensuivirent des luttes intestines pour
gagner le « mandat du Ciel ». Et ce ne fut qu‟en 1928 que l‟on vit de nouveau flotter le
même drapeau sur l‟ensemble du pays.
Cette réunification politique se fit sous l‟égide de la faction politique du
Kuomintang. Elle apparut à l‟époque comme un exploit car pour la première fois
depuis 1916 le pays possédait de nouveau un véritable gouvernement central. Le Parti
était à ce moment-là dirigé par le futur maréchal Tchang Kaï-chek et c‟était une victoire
posthume pour son fondateur, le docteur Sun Yat-Sen, considéré depuis, des deux côtés
du détroit de Taïwan, comme le père fondateur de la Chine moderne. Cette réunification
était le résultat d‟un long combat politique qu‟il avait mené depuis plus de 30 ans et que
ses héritiers politiques terminaient en son nom.
Sun Yat-Sen qui provenait d‟une famille pauvre mais dont le frère était devenu
un riche négociant dans l‟archipel de Hawaï démarra sa carrière comme médecin en
2
John K. Fairbank, Kwang Ching-liu (dir), The Cambridge History of China, Late Ch'ing, 1800–1911, Volume
11, Cambridge University Press, 1980, p. 122
7
1893 à Hong-Kong. Frustré de voir son pays s‟enfoncer dans le conservatisme le plus
extrême, il souhaitait la fin de la cour impériale mandchoue qui ne lui semblait plus en
mesure de gouverner correctement le pays. C‟est pourquoi il organisa avec des
camarades un coup d‟État après le traité de Shimonoseki qui entérinait la victoire du
Japon sur la Chine de la première guerre sino-japonaise. Le plan d‟action consistait, au
cours du printemps 1895, à prendre le contrôle de la ville voisine, Canton, depuis la
colonie britannique pour s‟en servir comme base afin de renverser l‟impératrice
douairière Cixi et fonder une république. Mais le complot fut éventé par les partisans de
Pékin. Suite à leurs pressions politiques les Anglais expulsèrent Sun Y at-Sen de HongKong. Celui-ci partit pour un exil qui dura 16 ans à travers l‟Europe, le Canada, le Japon
et les États-Unis.
En 1905 il fonda une alliance révolutionnaire du nom de Tongmenghui
(littéralement « société de loyauté unie ») sur les bases de la précédente association dite
du Xingzhonghui (traduit « société pour le redressement de la Chine ») qui regroupait
en 1895 les partisans du complot de Canton. Cette association politique, tout comme la
précédente, avait pour objectif de rendre le pouvoir au peuple en fondant une république
après l‟éviction de la famille impériale et pratiquer une politique de redistribution des
terres. Il tenta de restructurer de nouveaux mouvements de rébellion depuis la ville de
Huizhou en 1900 et à la frontière sino-vietnamienne en 1907. Mais ces tentatives
n‟arrivèrent pas à s‟établir durablement et échouèrent très rapidement sans inquiéter
outre mesure le pouvoir mandchou 3 à la différence des grandes révoltes qui avaient eu
lieu dans les années 1860.
Sun Yat-Sen aurait pu rester ainsi toute sa vie en exil si une occasion unique ne
s‟était pas présentée à l‟automne 1911, alors qu‟il voyageait aux États-Unis pour trouver
des fonds pour le Tongmenghui. Au cours du mois de mai de la même année le ministre
Sheng Xuanhuai (1849-1916) avait décrété que les chemins de fer chinois privés
devaient être nationalisés afin de pouvoir aider au remboursement des indemnités du
« Protocole de paix Boxer »4. De nombreuses protestations éclatèrent dans le pays contre
cette décision autoritaire, ce qui inquiéta le gouvernement central. Puis en octobre
plusieurs groupes révolutionnaires aidés de militants du Tongmenghui préparèrent une
3
Gao James Zheng, Historical dictionary of modern China (1800–1949), Scarecrow press, Toronto, Canada,
2009
4
Jonathan Spence, The Search for Modern China, W.W. Norton & Company, 1990, p. 250-256
8
insurrection dans la ville de Wuhan et en prirent le contrôle dans la journée du 10
octobre, après avoir défait les troupes de l‟Empire. De cette rébellion naquirent des
révoltes à travers toute la Chine. Après plusieurs semaines d‟incertitudes politiques une
réunion entre les régions du sud prorévolutionnaires et le gouvernement de Pékin fut
organisée. L‟institution d‟une république fut établie à partir du 1 er janvier 1912 avec à sa
tête Sun Yat-Sen comme président, juste quelques semaines après son retour en terre
chinoise. Il se voyait ainsi récompensé pour sa longue action politique menée lors de son
exil. Cependant le pays avait dorénavant deux dirigeants car le jeune empereur Puyi
(1906-1967) résidait encore à Pékin avec toujours le titre d‟empereur.
Si Sun Yat-Sen était le dirigeant de la faction des révolutionnaires, l‟homme fort
des Mandchous était le général Yuan Shikai (1859-1916). Celui-ci depuis le 30 octobre
1911 était le nouveau Premier ministre et l‟ancien commandant de l‟armée du Beiyang.
Ce corps de l‟armée chinoise possédait un armement moderne créé par le gouvernement
central suite à la défaite de l‟Empire face au Japon. Disposant ainsi d‟une puissance de
feu supérieure aux révolutionnaires du sud du pays et protégeant la Cité interdite il
arriva à prendre dès la mi-février la place de Président de la République tout en faisant
abdiquer l‟Empereur. Jouant sur les deux tableaux, il avait promis aux révolutionnaires
de faire capituler l‟Empereur en échange que Sun Yat-Sen se démette de son poste de
président tout en menaçant parallèlement l‟Empereur de ne pas assurer sa sécurité s‟il
refusait d‟abandonner le trône. La cour impériale ainsi que les révolutionnaires
acceptèrent les demandes de Yuan Shikai et trois jours après l‟abdication de l‟empereur
Puyi, le 12 février 1912, il devint le nouveau président du pays.
Sans force militaire face à l‟armée du Beiyang que contrôlait Yuan Shikai, Sun
Yat-Sen prit la décision de regrouper le Tongmenghui avec d‟autres mouvances
révolutionnaires au sein d‟un nouveau parti, le Kuomintang (littéralement le « Parti
nationaliste chinois ») pendant l‟été 1912. Ainsi assuré d‟une grande force politique ce
nouveau parti remporta lors des élections nationales de février 1913, 269 sièges sur 596
à la Chambre basse et 123 sur 274 au Sénat. Un résultat fort encourageant pour ce
nouveau parti qui était en concurrence contre 300 autres formations politiques.
Mais de la rivalité latente entre le nouveau président et Sun Yat -Sen résulta le
début d‟une seconde révolution à l‟été 1913. Suite à l‟assassinat en gare de Shanghai de
Song Jiaoren (1882-1913), un proche de Sun Yat-Sen, cette nouvelle révolution se
9
prépara à Canton. Incapables de résister aux armées de Pékin les hommes du
Kuomintang furent écrasés par les forces de Yuan Shikai qui devint ainsi l‟unique
homme fort du pays. Profitant de cette occasion il réinstaura la monarchie en son nom
en devenant empereur pendant quatre mois jusqu‟à sa mort en 1916.
Sa disparition entraîna la Chine dans la période dite des « Seigneurs de la
guerre » qui allait durer jusqu‟en 1928. Comme tout le système de gouvernement
reposait sur la forte personnalité de Yuan Shikai ses héritiers politiques furent
totalement inopérants pour sauver l‟unification du pays. On vit ainsi dans tout le pays
des gouverneurs de régions ainsi que certains généraux s‟établirent des principautés
pendant que le gouvernement central à Pékin n‟arrivait pas à faire respecter son autorité.
Bien que dépositaires de la légitimité du pouvoir central, les différents gouvernements
basés à Pékin étaient au mieux impuissants face aux seigneurs de guerre, au pire des
marionnettes dans les mains de ceux-ci. En effet comme ils gardèrent le contrôle des
soldats ainsi que la perception des taxes il était illusoire de pouvoir s‟opposer à
l‟ensemble de ces roitelets. Le pays était donc découpé entre de multiples factions qui
tentaient de s‟étendre au profit de leurs voisins via l‟utilisation de troupes armées et de
complots.
Cette anarchie politique engendra le banditisme, la famine et des conflits
incessants. Du fait des guerres permanentes, les soldats qui étaient au nombre de
500 000 en 1911 passèrent à 1,8 million au début de 1920 5 puis à 2 millions en 1927.
Quant au plan financier les gouvernements chinois qui voulaient, faute de fonds,
emprunter de l‟argent aux banques étrangères devaient rembourser avec des taux
d‟intérêts d‟usurier de 23% car les banques avaient peur de ne pouvoir être
remboursées 6. Il arrivait certes que certaines factions, parvenaient à s‟imposer face aux
autres seigneurs de guerre en prenant le contrôle de Pékin. Mais ces moments trop brefs
étaient insuffisants pour apporter une quelconque stabilité au pays.
Des solutions d‟envergure internationale furent mises en place contre cette guerre
permanente en Chine. C‟est ainsi qu‟en 1919, les grandes puissances (Etats-Unis, Japon,
France, Royaume-Uni, Russie, Brésil) décidèrent d‟interdire le commerce d‟armes 7.
5
Service Historique de la Défense, série 7N, archives des conseillers militaires à l‟étranger (1919-1940), carton
numéro 3297, note du 25 juin 1930
6
SHD, série 7N, carton numéro 3297, note du 25 juin 1920
7
SHD, série 7N, carton numéro 3297, note du 29 avril 1929
10
Mais cela n‟empêcha en rien la guerre continuelle entre les seigneurs de guerre car
d‟autres pays non-signataires du traité vendaient du matériel de guerre, ou alors les
signataires de l‟accord contournaient les clauses. C‟est ainsi que des avions civils, c‟est
à dire vendus sans armes, qui pouvaient être rapidement transformés en avion de combat
étaient régulièrement livrés aux seigneurs de guerre 8.
Cette période de désordre incessant s‟arrêta quand le parti du Kuomintang réussit
en 1928 à imposer son autorité sur l‟ensemble du pays. Plus de quinze années après sa
défaite le parti politique de Sun Yat-Sen passa du statut de faction partisane à celui de
gouvernement légitime de la République de Chine et déplaça la capitale à Nankin. Ce
gouvernement sera dès lors reconnu par les autres États comme l‟unique représentant de
la Chine9.
Mais pour arriver à un tel résultat Sun Yat-Sen et ses camarades comprirent qu‟il
n‟était pas envisageable de remporter une telle lutte uniquement avec les moyens
qu‟offrait leur pays. De nombreux chefs de factions tentèrent pendant ces années
d‟obtenir le « mandat du Ciel ». Mais il était tout bonnement impossible de triompher
des autres factions car les alliances politiques ne duraient jamais et les armées étaient
plus constituées de « coolie » déguisés en soldat que de vrais professionnels de la
guerre. C‟est pourquoi les hommes du Kuomintang durent solliciter le concours de
personnes se trouvant hors du pays pour combattre les seigneurs de guerre qui se
déchiraient de façon continue. Sans aide extérieure, nul doute que le Kuomintang aurait
rejoint la cohorte des partis et factions de cette période qui, n‟arrivant pas à se faire
reconnaître, disparurent du jeu politique.
Pour suivre la trajectoire politique et militaire du Kuomintang et de ses dirigeant s
nous nous pencherons dans cette étude sur l‟utilisation des conseillers militaires qui y
furent employés entre 1923 et 1942. Ces bornes chronologiques correspondant à
l‟arrivée des conseillers russes et à l‟arrivée des américains dans le conflit. Nous
pensons que cette stratégie de faire appel aux conseillers soviétiques, allemands, italiens
et américains contribua en grande partie au Kuomintang à s‟imposer dans le jeu politico militaire de la Chine de l‟entre-deux-guerres afin de devenir le représentant légitime du
pays face à d‟autres factions. Ensuite nous verrons que pour s‟accrocher au pouvoir
8
Guangqiu Xu, War wings, The United States and Chinese military aviation (1929-1949), Greenwood press,
Westport, USA, 2001
9
SHD, série 7N, carton numéro 3311, note du 25 juillet 1928
11
Tchang Kaï-chek continuera d‟avoir recours à des conseillers afin de posséder la
meilleure armée de Chine face à ses vassaux. De plus l‟apport de ces conseiller s permit
au Kuomintang de s‟équiper en matériel de guerre et de former les officiers de l‟armée à
des méthodes de guerre moderne. Nous examinerons comment ces avantages tactiques
non-négligeables seront jalousés, critiqués et combattus aussi bien par les a utres factions
chinoises que par l‟Empire du Japon au début du deuxième conflit sino -japonais.
Cependant nous exclurons de cette analyse les conseillers japonais présents en
Mandchourie du fait que cet État était un pays fantoche de l‟empire Nippon. Quant aux
aventuriers et mercenaires, anciens généraux de l‟Empire russe et pilotes de chasse
américains, ils étaient trop peu nombreux dans une période extrêmement resserrée dans
le temps pour avoir une quelconque influence sur le cours des évènements. Ne sero nt
pas mentionnés non plus les quelques conseillers civils venus aider le gouvernement de
Nankin dans le domaine de la politique ou des finances publiques.
Il y sera question en premier lieu des premiers échecs du Kuomintang dans sa
lutte pour le contrôle du pays puis de la fructueuse alliance politique effectuée avec la
« Troisième Internationale » et le Parti communiste chinois au début des années 1920.
Puis nous nous pencherons sur l‟arrivée des conseillers allemands au moment où le
Kuomintang basé à Nankin devenait le gouvernement légitime de la Chine. Enfin, nous
aborderons la question des missions appelées dans les années 1930 aussi bien par le
Kuomintang que par ses concurrents. Deux annexes nous paraissant importantes
complèteront cette étude afin de montrer la place de la mission allemande dans l‟histoire
industrielle de la Chine et sur l‟emploi des conseillers dans d‟autres factions chinoises
(Mandchourie, Parti communiste chinois, régime de Canton) qui comprirent que recourir
à des conseillers militaires pouvait être un mouvement stratégique de grand intérêt.
Chapitre 1 : Le rôle des conseillers militaires
soviétiques dans la conquête du pays (1923-1927)
12
1) Vers le front unis Kuomintang-PCC
A la mort de Yuan Shikai en juin 1916 la Chine rentra, pour plus d‟une décennie,
dans une période trouble où de nombreux seigneurs de guerre se taillèrent des
principautés dans tout le pays pendant que le gouvernement central perdait toute son
autorité. Sun Yat-sen, qui avait dû s‟exiler en 1913 après l‟échec de la seconde
révolution chinoise, avait par divers moyens tenté de renverser Yuan Shikai. A la mort
de ce dernier il put retourner en Chine pour essayer de nouveau d‟instaurer un modèle
républicain dans une Chine déchiré par la guerre civile.
Le Kuomintang de 1916 à 1922
Le chef du Kuomintang retourna en Chine dès l‟année 1917 et réesseya, tout
comme en 1896, de créer un gouvernement révolutionnaire. Cette fois-ci cependant Sun
Yat-sen souhaitait fonder un régime républicain qui d‟une part réunirait la Chin e et
ensuite réduirait au silence les seigneurs de guerre. Mais rapidement, sans avoir la
moindre puissance militaire, il dut partir en exile à Shanghai sans pouvoir réaliser quoi
que ce soit. C‟est pendant ce nouvel exil qu‟il décida de réformer le Kuomin tang le 10
octobre 1919, date hautement symbolique puisqu‟elle marque le huitème anniversaire de
la révolution chinoise. Après avoir réorganisé le parti, Sun Yat-sen repartit avec ses
fidèles à Canton à la fin de l‟année 1920 grâce au soutien d‟un seigneur de guerre local,
Chen Jiongming (1878-1933). Ce dernier, avec l‟aide des militants du Kuomintang,
avaient repris la ville, occupée par une clique 10 militaire depuis 1918, sous le mot
d‟ordre « Canton aux Cantonnais ».
A peine arrivé dans la ville, Sun Yat-sen appela au retour des anciens
parlementaires de l‟assemblé de 1912 à venir à Canton. En avril 1921 lors d‟une séance
extraordinaire avec 200 de ces parlementaires, un vote fut organisé et Sun Yat -sen fut
élu président par intérim de la Chine. Sur le plan économique les fidèles du chef du parti
travaillèrent beaucoup pour améliorer l‟état des finances, de l‟éducation et de
l‟urbanisme de la ville. Sun Yat-sen voulait dès possible lancer une expédition militaire
sur le nord du pays afin de renverser le gouvernement de Pékin ainsi que les seigneurs
de guerre. Mais le protecteur du Kuomintang, Chen Jiongming, ne l‟entendait pas ainsi.
10
L‟utilisation de ce mot n‟est en rien péjoratif. Il reprend un expression fort usitée à cette période où les
seigneurs de guerre représentaient des « cliques », c‟est à dire des groupes d‟intérêt militaire et politique. Le
Kuomintang fut lui même dénommé dans les sources « clique du Kuomintang ».
13
Il s‟était allié avec Sun Yat-sen afin de profiter de son aura politique pour s‟emparer de
la région de Canton, et depuis qu‟il en avait la jouissance, il ne comptait absolument
plus suivre le Kuomintang dans une aventure militaire où il risquait fort de perdre sa
position. Avoir le contrôle de la région du Guangdong avec Sun Yat -sen comme caution
politique lui suffisait amplement 11.
Malgré tout, avec ses alliés militaristes, Sun Yat-sen parvint à organiser une
première expédition pendant l‟été 1921 dont l‟objectif était la prise de la région de
Guangxi. Quelques victoires récompensèrent les armées sudistes, avec par exemple la
prise de la ville de Nanning le 1 er août, mais rapidement faute de matériel, de munitions
et surtout à cause du manque criant de motivation de Chen Jiongming l‟opération fut un
véritable échec12. La situation politique se détériora entre Chen Jiongming, partisan d‟un
fédéralisme favorable aux seigneurs de guerre, et Sun Yat-sen qui souhaitait réunifier
toute la Chine avec la création d‟un puissant gouvernement central. Au cours du
printemps 1922 Chen Jiongming ordonna à ses soldats d‟attaquer la résidence du chef du
Kuomintang qui dut, pour la troisième fois de sa vie, s‟enfuir de Canton sous peine d‟y
perdre la vie et se réfugia à Shanghai. Se retrouvant une nouvelle fois en exil, sans
aucun soutien, ni armée, Sun Yat-Sen devait reléguer au rang des chimères son projet
politique de réunir la Chine. Cependant il reçut quelques mois plus tard l‟aide du
Kominterm et des communistes chinois pour réunifier la Chine sous la bannière du
Kuomintang.
La création du Parti Communiste Chinois (1920-1922)
Au moment où Sun Yat-sen tentait de créer un nouveau gouvernement
républicain et de réunifier le pays, un nouveau courant politique apparut pendant l‟été
1921 en Chine. Dans la concession française de Shangai fut fondé le Parti Commu niste
Chinois qui devint en moins de 30 ans le parti régnant sur le pays. Mais à cette époque
les forces du PCC étaient insignifiantes au regard de la taille de la Chine : elles ne
comptaient lors du premier congrès de 1921 que 13 délégués qui représentaie nt 53
membres. La naissance du PCC fut en grande partie la responsabilité des soviétiques
russes qui voulaient étendre la révolution à travers l‟organisme dédié à ça, le
Kominterm. Après les échecs des spartakistes à Berlin en janvier 1919 et du régime
communiste de la République des conseils de Hongrie la même année, le rêve d‟une
11
12
Chesneaux Jean, Sun Yat-Sen, Le club français du livre, Collection Portraits de l‟Histoire, Paris, France, 1959
Journal, The Peking Chronicles, 27 novembre 1938, Pékin, Chine
14
insurrection mondiale semblait avoir disparu. Surtout, avec l‟instauration d‟états
tampons sur la frontière occidentale de l‟Union Soviétique, l‟Armée rouge n‟était plus
en mesure d‟aider militairement toute forme de rébellion.
Isolée diplomatiquement, l‟Union Soviétique commença à chercher de nouveaux
moyens d‟étendre la révolution à travers le monde. Des agents du Komintern furent alors
envoyés en Chine afin d‟analyser la situation du pays pour essayer de le faire basculer dans le
camp soviétique. Mais en ce début des années 1920, comme le raconta l‟agent hollandais
Henk Sneevliet (1883-1942) qui utilisait le nom d‟emprunt Maring, personne ne savait ce
qu‟il se passait véritablement en Chine et les agents qui y furent envoyés partirent sans aucune
instruction. Selon les propres mots de Maring « Il n‟y avait pas d‟instructions parce que seul
le bureau de renseignement d‟Irkusk (qui travaillait exclusivement avec la République de
Chita) avait des informations sur ce qu‟il se passait en Chine »13. Les dirigeants du Kremlin
ne savaient donc même pas s‟il existait en Chine un parti communiste. Les seules
informations qui parvenaient à Moscou provenaient de l‟éphémère République d'ExtrêmeOrient, or les analystes de cette république communiste pensaient qu‟il fallait s‟appuyer sur le
seigneur de guerre Wu Peifu (1874-1939), alors que celui-ci était déjà proche de l‟empire
britannique. Et selon ces mêmes analystes, Sun Yat-sen n‟était pas un chef politique sérieux
car il n‟était selon eux qu‟un « doux rêveur »14.
Maring partit pour Shanghai en avril 1921 où il s‟entretint avec plusieurs agents russes
qui travaillaient dans la ville afin d‟établir un réseau de renseignements pour le Kominterm. Il
y rencontra le premier agent qui avait été envoyé le Komintern : Grégoire Voitinsky qui était
arrivé une année avant Maring et avait rencontré plusieurs Chinois sympathisant de l‟Union
Soviétique. Ces personnes formaient un petite groupe d‟intellectuels et d‟universitaires qui
depuis 1920 se définissait comme marxiste, mais il n‟avait jamais formellement crée un parti
communiste. Sous l‟impulsion de Maring, ce fut chose faite le 31 juillet 1921. Le congrès, qui
se tenait dans la concession française, fut soudainement interrompus par l‟arrivée de la police
Française qui soupçonnait une réunion politique dans la maison. Le congrès dut se terminer au
milieu d‟un lac dans les environs de Shanghai.
Le rapprochement du PCC et du Kuomintang
13
Harold R. Isaacs and Albert Treint, Documents on the Comintern and the Chinese Revolution, The China
Quarterly, No. 45, janvier-mars 1971, p. 102
14
Ibid., p.103
15
Après la création du PCC Maring fit comprendre que, malgré le soutien financier
de Moscou, il était illusoire de vouloir prétendre à un rôle politique d‟envergure avec le
peu d‟adhérents présent dans le parti. Entre le premier congrès de juillet 1921 et le
deuxième, qui avait eu lieu en juillet 1922, l‟augmentation du nombre d‟adhérent était
passé de seulement 53 à 123 membres. Il pensait qu‟il fallait mener une politique de
front uni avec le Kuomintang car les deux partis possédaient de nombreux points
communs dans leur programme comme la fin des seigneurs de guerres, la réinstauration
de la république et l‟abolition immédiate des traités inégaux. De par son expérience à
Java, où il avait travaillé comme agent de 1913 à 1918, il pensait qu‟une alliance entre
partis « bourgeois » et communiste avait toute les chances d‟être profitable à la
Révolution. C‟est pourquoi en décembre 1921 il partit rencontrer Sun Yat-sen à Canton.
Le chef du Kuomintang, fin stratège, accepta l‟idée de s‟allier avec les communistes
chinois si cela lui permettait de recevoir l‟aide des soviétiques 15. Mais la proposition
n‟alla pas plus loin car d‟une part le chef de Canton qui venait de lancer la première
expédition vers le nord récoltait quelques succès tandis que les militants du PCC firent
comprendre à Maring qu‟ils ne voulaient en aucun cas s‟allier avec un parti politique
qu‟ils considéraient comme conservateur. Ils pouvaient faire appel à des arguments
d‟autorités car Sun Yat-sen avait été accusé par Lénine lui même d‟être un
réactionnaire16, alors que celui-ci lui avait envoyé un message de soutien après la
victoire des communistes en Russie. Lors du deuxième congrès du PCC, qui se tint à une
année d‟intervalle du premier, les participants acceptèrent quelques concession à l‟égard
du Kuomintang mais la proposition de Maring d‟établir « front uni » avec Sun Yat-sen
fut refusée. Comme celui-ci avait dû retourner à Moscou d‟avril à août 1922 il ne put
influencer les participants.
Quand il revint en Chine pour sa deuxième mission, il voyagea avec l ‟un des
diplomates de l‟Union Soviétique, Adolph Joffe (1883-1927). Cet homme rencontra Sun
Yat-sen en janvier 1923 et ils discutèrent de l‟aide que l‟URSS pouvait apporter au
Kuomintang dans sa lutte pour la réunification de la Chine. Le 26 janvier 19 23, ils
rédigèrent une déclaration commune d‟amitié qui fut rendue publique. Dans ce
manifeste, qui n‟avait qu‟une portée symbolique, les deux signataires déclarèrent leurs
sentiments d‟amitié. Mais aucune ligne ne fit mention d‟une aide matérielle et il était
15
Jérémie Tamiatto, Un missionnaire de la révolution en Chine, L'action de Maring au sein du mouvement
communiste chinois, 1921-1923, IRICE | Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, 2008/1 - N° 27 p. 159-174
16
Dan N. Jacobs, Borodin, Stalin‘s Man in china, Harvard University Press, Cambridge, Etats-Unis, 1981
16
clairement stipulé que « les conditions pour l‟établissement du communisme ou des
soviets [n‟existent pas en Chine] ».
Or une semaine avant la rencontre de Sun Yat-sen et d‟Adolph Joffe, Chen
Jiongming avait été expulsé de Canton par des militants du Kuomintang. Profitant de la
situation, Sun Yat-sen s‟embarqua pour Canton quelques jours après sa rencontre avec
Joffe pour reprendre les rênes du gouvernement de Canton. Mais rapidement Sun Yat sen fit face à des problèmes de trésorerie. Pour arriver à payer la solde des soldats qui
protégeaient la ville, il dut accepter que l‟opium, pourtant interdit, soit remis en vente
afin de pouvoir taxer ce produit et de remplir les caisses du gouvernement 17. Puis, en
mai 1923, les soldats de Chen Jiongming tentèrent de reprendre Canton et ce ne fut qu‟à
grande peine que Sun Yat-sen garda le contrôle de la ville. Des négociations entre les
Anglais, qui possédaient la ville voisine d‟Honk Kong, ainsi qu‟avec la guilde des
marchands s‟établirent pendant cette période concernant une aide militaire et financière
du Kuomintang. Mais le prix du soutien qu‟ils pouvaient apporter au Kuomintang était
trop couteux pour que Sun Yat-sen acceptasse de s‟allier avec eux 18.
A cause de cette situation déséspérée, il dut repenser plus sérieusement à l‟offre
que lui avait fait Maring en décembre 1921. Malgré l‟opposition de l‟aile droite du
Kuomintang à cette alliance deux éléments le poussèrent à demander l‟aide de l‟URSS.
Le premier était qu‟en juin 1923, le Parti Communiste Chinois tint son troisième
congrès dans la ville de Canton. Maring n‟avait pas abandonné l‟idée d‟une alliance
entre le PCC et le Kuomintang. Il expliqua à ses camarades chinois que ce « front uni »
avait pour but d‟infiltrer le parti nationaliste afin de le noyauter po ur ensuite s‟emparer
du pouvoir en Chine. Sachant que la Russie pourvoyait à 95% des ressources financières
du parti, Chen Duxiu avec ses camarades acceptèrent finalement de se plier aux
injonctions de Maring lors du congrès ; la politique de « front uni » préconisée par
Maring y fut officiellement adoptée. Le deuxième élément fut que la Russie avait
apporté son aide au gouvernement mexicain en mars de la même année en lui donnant
deux millions de dollars mexicain, un montant très intéressant quand un respo nsable
17
F. Gilbert Chan, An Alternative to Kuomintang-Communist Collaboration: Sun Yat-Sen and Hong Kong,
January-June 1923, Cambridge University Press Stable, Modern Asian Studies, Volume 13, Numéro 1, 1979, p.
135
18
Ibid., p.134
17
politique en Chine souhaitait survivre face aux autres factions 19. Quelques mois plus
tard, les premiers conseillers russes et du matériel de guerre arrivaient dans le port de
Canton, et ce pour plusieurs années.
Maring quant à lui fut rappelé à Moscou et remplacé par un autre agent, Mikhaïl
Borodine (1884-1951), qui eut tout comme lui la responsabilité de veiller au PCC.
Maring fut profondément humilié par la décision de ses supérieurs, il s‟en confia même
au futur dissident Peng Shuzhi (1895-1983) 20, mais tel était les ordres du partis et il ne
pouvait pas désobéir. Maring poursuivit sa carrière d‟agents du Kominterm avant d‟être
fusillé par les Allemands en 1942 pendant l‟occupation de la Hollande. Il laissait certes
derrière lui un petit parti d‟à peine 500 adhérents, mais il avait réussi par lui-même à
allier le PCC avec la formation politique républicaine la plus importante de l‟époque.
Comme les communistes étaient trop faibles pour s‟emparer du pays, il valait mieux
s‟allier avec le Kuomintang pour essayer de le contrôler par la suite. De part cette
alliance Sun Yat-sen fit même un voyage à Moscou au cours de l‟année 1923 où il put
rencontrer de nombreuses personnalités soviétiques.
2) Le premier front unis
Le profil des conseillers russes
Au-delà des armes, de l‟argent et du soutien du PCC, l‟Union Soviétique apporta
une aide précieuse avec les conseillers qu‟elle envoya à Canton. Au début peu
nombreux, leur nombre augmenta rapidement afin de soutenir le Kuomintang sur la
plupart des domaines touchant la question militaire. Ces conseillers étaient tous de très
bon militaires qui, tous, étaient passés par la prestigieuse académie militaire de Frunze à
Moscou, ou avaient fait de la prison sous le régime tzariste ou subi un exil de plusieurs
années. Ils avaient aussi pour la plupart combattus dans les rangs de l‟armée rouge
pendant la guerre civile et avaient été mainte fois décorés 21. Ils donnèrent des cours aux
cadets de l‟armée du Kuomintang sur des sujets militaires très variés (infanterie,
19
F. Gilbert Chan, An Alternative to Kuomintang-Communist Collaboration: Sun Yat-Sen and Hong Kong,
January-June 1923, Cambridge University Press Stable, Modern Asian Studies, Volume 13, Numéro 1, 1979, p.
138
20
Peng Shuzhi, L‘envol du communisme en Chine, tome 1, éditions Gallimard, France 1983
21
Vera Vladimirovna Vishnyakova, Two years in revolutionnary China 1925-1927, Harvard East Asian
Monographs, Etats-Unis, 1971
18
artillerie, aviation, etc...) ou alors s‟occupaient de la question de la propagande auprès
des masses chinoises. La plupart des conseillers vinrent même à Canton avec leurs
familles, les épouses quant à elles, loin de se cantonner à des rôles de femmes au f oyer
donnaient des cours de russes 22.
Le nombre de conseillers russes présents en Chine restera assez modeste au vu de
l‟influence qu‟elle aura, il pourrait s‟expliquer par le fait que Moscou refusa de
reconnaître, et ce jusque dans les années 70, que l‟URSS voulait exporter la révolution
en Chine. Même si les conseillers furent repérés assez rapidement il n‟était pas
concevable d‟envoyer des milliers de conseillers voir des bataillons de l‟armée rouge au
risque de provoquer les puissances occidentales qui avaient pendant quatre ans tenté de
détruire le régime bolchévique. Ainsi d‟octobre 1923, où arrivèrent les premiers
conseillers, à juillet 1927, ce seront en tout un millier de conseillers qui effectueront le
déplacement en Chine. Ils ne furent cependant jamais plus de 140 en même temps :
Octobre 1927..............5 conseillers
Juin 1924.....................25 conseillers
Janvier 26....................47 conseillers
Mai 26.........................58 conseillers
Janvier 1927............140 conseillers
Parmi tous ces conseillers deux figures importantes sont à retenir, l‟un sera le spécialiste
politique et le porte-parole de la mission tandis que l‟autre travaillera plus sur les
questions militaires.
Le premier s‟appelait Mikhaïl Borodine, né dans une famille juive de
la région de Vitebsk en Biélorussie, il adhéra au Parti ouvrier social démocrate de Russie en 1903. Arrêté en 1906 par la police tsariste il ressortit
de prison au bout de quelques mois et partit vivre à l‟étranger pendant dix ans
aux États-Unis. Après la révolution de 1917 il retourna en Russie pour aider
Lénine. Il fut envoyé comme agent du Kominterm dans plusieurs pays
Mikhaïl Borodine
dont les États-Unis. Ayant été repéré par les forces du contre-espionnage américain il
dut retourner en Russie pour se mettre à l‟abri. A son retour on décida de l‟envoyer, en
22
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit.
19
secret, en Chine comme chef de la mission soviétique. Il arriva à Canton en novembre
1923 et se mit immédiatement au travail pour aider les Chinois à mieux s‟organiser.
Le deuxième, dénommé Vassili Blücher (1889-1938), et surnommé « général
Galen », était lui aussi issu d'un milieu modeste. Fils de paysans, il exerca de multiples
petits métiers, comme ouvrier puis sous-officier. Durant la Grande Guerre il devint
officier et fut mobilisé dans l'armée du front sud-ouest et adhéra au parti bolchévique en
1916 puis prit part à la révolution d‟octobre. Par ses
nombreuses réussites militaires il fut le premier soldat à
recevoir l‟Ordre du Drapeau rouge en septembre 1918 puis
en 1919 on lui confia une division à l‟âge de 30 ans, ce qui
équivalait à le nommer général. Après la guerre il fut
employé comme conseiller militaire par l‟éphémère
République d'Extrême-Orient. Puis en 1924 il reçut l‟ordre
d‟aller à Canton pour assister Tchang Kaï-chek à l‟état-major
et donner des cours aux cadets de l‟académie de Whampoa.
Vassili Blücher
L‘apport des conseillers russes dans le premier congrès du Kuomintang
Mais avant d‟aider le Kuomintang à posséder une armée, les premiers conseillers
militaires arrivés à la fin de 1923 sous le commandement de Borodine s‟attaquèrent à la
réformation politique du parti de Sun Yat-sen. Pendant plusieurs mois ils aidèrent à
l‟organisation d‟un congrès du Kuomintang pour janvier 1924. Comme Sun Yat -sen et
Borodine avaient tous les deux vécu aux États-Unis pendant plusieurs années ils
pouvaient converser en anglais sans interprète. De par son expérience de la guerre civile
et de son appartenance au parti communiste de l‟Union Soviétique, Borodine possédait
une aura et un grand savoir-faire dans la construction d‟un mouvement politique. Il
expliqua à Sun Yat-sen que son « parti [devait] être l‟organe central de contrôle du
pouvoir politique »23, en renforçant l‟autorité du Kuomintang et le dotant de statuts
adéquats. Ce parti pouvait ainsi se transformer, tout comme en Russie l ors de la guerre
civile, en une arme capable de triompher des seigneurs de guerre.
23
Dan N. Jacobs, op. cit.
20
Après plusieurs mois d‟efforts, ou il fallut aussi convaincre les communistes du
PCC de suivre les instructions de Moscou, le Kuomintang tint un congrès au début de
1924. Devant l‟ensemble des représentants fut entériné officiellement, au désespoir de
l‟aile droite du parti appelée « le groupe des collines de l‟ouest », l‟accord de
participation du PCC au sein du Kuomintang. Trois dirigeants communistes furent même
admis au sein du « comité central exécutif » qui était l‟organe de décision du parti. Le
parti était tellement désorganisé comme le raconta Borodine dans un rapport qu‟on ne
savait même pas combien de membres en faisait parti 24. Des règles furent éditées et la
structure du Kuomintang complètement réorganisée afin de la placer sous le contrôle de
petits comités. Borodine réussit même à arracher à Sun Yat-sen une réforme concernant
une légère répartition des terres et à inclure dans le manifeste du congrès la critique des
grandes puissances « impérialistes », couplée à la reconnaissance d‟une demande d‟aide
à l‟Union Soviétique. Sun Yat-sen tergiversa pendant des semaines, mais céda après un
certain temps face aux arguments de son conseiller en chef, qu‟il surnommait
« Lafayette » car il croyait fermement que cet homme allait porter le Kuomintang au
pouvoir25. Par ce congrès Borodine démontrait aussi au Kremlin sa capacité à instaurer
une bonne entente entre les deux partis politique et à conduire l‟orientation politique du
Kuomintang.
L‘aide militaire des conseillers soviétiques
Quand les premiers conseillers arrivèrent à Canton la situation militaire du
Kuomintang n‟était pas très bonne. Grâce à ses alliées Sun Yat-sen avait repris la ville à
Chen Jiongming en janvier 1923, mais ceux-ci étaient tout comme lui des seigneurs de
guerre. Le Kuomintang possédait sur le papier 40 000 soldats sous ses ordres, mais seul
les 200 gardes du corps de Sun Yat-sen répondaient à son commandement. L‟ensemble
des autres armées n‟obéissaient qu‟à leurs chefs militaires et rien ne garantissait leurs
obédiences. Il fallait pour assurer la survie du parti le doter lui aussi d‟un corps
militaire, c‟était d‟ailleurs l‟une des raisons pour lesquelles Sun Yat-sen avait dû fuir
Canton en 1917 et 1922, ne possédant aucun régiment il ne put se défendre contre les
attaques des seigneurs de guerre. Puis quand il était au pouvoir il devait composer avec
24
Louis Fischer, Les soviets dans les affaires mondiales, collection « les Documents Bleues In-octavo »,
Gallimard, Paris, France, 1933
25
Dan N. Jacobs, op. cit.
21
tellement de groupes différents qu‟il ne pouvait rien ordonner sans de longues
négociations.
Mais l‟arrivée des conseillers soviétiques, auréolés du prestige des victoires de la
guerre civile russe, allait changer la donne. Dès son arrivée à Canton, Borodine put
démontrer le savoir-faire guerrier des hommes de l‟Armée Rouge. Les troupes de Chen
Jiongming qui tentaient à ce moment de reprendre Canton étaient sur le point de
triompher des soldats du Kuomintang. Attaqué de toute part, voyant son armée entière
déserter, Sun Yat-sen se préparait à partir en exil une nouvelle fois. Mais Borodine le
persuada qu‟il allait arrêter les régiments ennemis. Aidé de Liao Zhongkai (1877 -1925),
qui faisait parti de l‟aile gauche du Kuomintang, il recruta des volontaires dans la
population en leur promettant une répartition des terres une fois le Kuomintang arrivé au
pouvoir26. Instillé d‟un esprit révolutionnaire, les armées des volontaires menées par
Borodine repoussèrent les forces adversaires avec une telle puissance que Chen
Jiongming ne retenta plus jamais de reconquérir Canton. Cette victoire fit une telle
impression que bien des années plus tard, quand les Japonais lors de la Seconde Guerre
Sino-Japonaise prirent la ville, une blague courait que cette fois-ci « Borodine n‟avait
pas pu sauver Canton », il n‟en reste pas moins que ce trait d‟humour démontre l‟exploit
militaire qui fut réalisé en 1923 27.
Après le premier congrès du Kuomintang et la victoire sur les ennemis du
Kuomintang, les conseillers militaires Russes travaillèrent sur la création d‟une
académie militaire où une instruction politique et militaire serait instaurée aux cadets. A
son ouverture l‟école recevait 400 élèves, mais au bout de quelques mois ce furent plus
de 2 500 cadets qui y reçurent une instruction militaire 28. Le modèle d‟enseignement,
qui différait des autres institutions en Chine reprenait celui des « écoles de
commandement rouge » crées par Léon Trotski en février 1918. A une formation
militaire était couplé une formation politique. Même si cette académie formaient des
aspirants-officiers ils devaient être à la sortie de leur formation être tous regroupés dans
des régiments afin de ne pas être dilués dans les armées alliées qui auraient enlevé
l‟atmosphère dans lequelle ils baignaient.
26
Dan N. Jacobs, op. cit.
SHD, série 7N, carton numéro 3308, article de presse 22 novembre 1938
28
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit.
27
22
Cette académie accueillie de nombreuses personnalités qui allaient jouer dans les
années suivantes un rôle de premier plan dans la politique chinoise. Déjà au niveau de la
direction de l‟école Tchang Kaï-chek, futur dirigeant du pays, en était le directeur et
Zhou Enlai (1898-1976), grand responsable du PCC à partir des années 1930, le
responsable du département politique. Des hommes comme Lin Biao (1907-1971), Ye
Jianying (1897-1986) qui furent par la suite généraux de L'Armée populaire de
libération ou Chen Cheng (1897-1965) qui devint premier ministre à Taïwan firent leurs
classes dans cette académie 29. Située dans une petite île facilement défendable à 15
kilomètres de Canton, les étudiants y apprirent à manier les armes et se virent enseigner
des cours de théorie politique afin d‟être endoctrinés dans la logique du « front uni ». Un
enseignement de la politique était jugé primordial car comme le raconta le conseiller
soviétique Alexandre Cerepanov (1895-1984) dans ses mémoires, le degré d‟engagement
politique des soldats à cette époque était proche de zéro :
« Officiers et soldats ignoraient également pourquoi ils se battaient. Leurs patrons –
les généraux yunannais- les payaient, les nourrissaient, les habillaient, et eux allaient là
où on les menait, sans chercher à savoir vers quoi ni pourquoi » 30
Il était donc nécessaire pour le Kuomintang d‟avoir des soldats qui croyaient en un idéal
politique afin de triompher des armées ennemies à la manière de l‟Armée rouge.
Sans l‟aide des Soviétiques l‟académie, dite de Whampoa, n‟aurait pas pu
fonctionner31. Quand Sun Yat-sen demanda à ses alliés militaires de Canton de lui
donner des armes pour les élèves, qui étaient plusieurs milliers, seul 300 fusils
parvinrent à l‟école. L‟Union Soviétique au contraire se montra fort généreuse en
envoyant rapidement une cargaison maritime contenant 8 000 fusils, soit un chiffre bien
supérieur à celui des élèves 32. De même que pour la question des fonds, l‟armée du
Kuomintang reçut 186 000 dollars du gouvernement de Canton tandis que l‟URSS put
envoyer une enveloppe de 2.6 millions de dollars33. Ce qui était une véritable aubaine sachant
que l‟entretien des troupes Cantonaises revenait à 26 000 dollars par jour34. En recevant cette
29
Thierry Sanjuan, L‘armée populaire de libération : miroir des trajectoires modernes de la Chine, La
Découverte, Hérodote numéro 116, 2005, P. 164 à 174
30
Jean-Marie Bouissou, Seigneurs de guerre et officiers rouges. La révolution chinoise, 1924-1927, collection «
l‟histoire à l‟épreuve », Tours, France, 1974
31
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 18 février 1928
32
Raymond L. Garthoff, Sino-soviet military relations, publié par Frederick A. Praeger, USA, 1966
33
Bergère Marie-Claire, Sun Yat-Sen, Fayard, France, 1994
34
Dan N. Jacobs, op. cit., p. 120
23
argent Sun Yat-sen n‟était plus obliger de pressuriser fiscalement les Cantonnais comme il
l‟avait fait par le passé, ce qui lui permettait de diriger Canton sans craindre une révolte
populaire. L‟académie de Whampoa devint assez reconnue à travers le monde communiste et
reçut la visite publique de plusieurs personnalités comme celle du communiste, et futur
collaborationniste, Jacques Doriot (1898-1945)35.
Au niveau de l‟organisation de l‟armée déjà existante, les conseillers essayèrent de
brider les autres seigneurs de guerre alliés de Sun Yat-sen qui possédaient des troupes au sein
du Kuomintang. Ils instaurèrent une série de réforme assez simple mais très efficace36 :
- il était interdit de communiquer lors des guerres dans la presse les phases de mouvements
des troupes du Kuomintang (sic).
- aucun officier supérieur ne pouvait condamner à mort certains de ses soldats sans un
jugement préalable.
- chaque armée sous l‟égide du Kuomintang devait être approuvée par la « commission
militaire » du parti, présidée par TKC, un titre qu‟il gardera d‟ailleurs même jusqu‟à la
seconde guerre sino-japonaise car c‟était la véritable position suprême en Chine. Cette
commission militaire était le véritable bras armée du Kuomintang et ce fut grâce à elle que le
parti put imposer progressivement son autorité auprès de ses alliés 37. D‟ailleurs pour les
besoins de la propagande le nom de l‟armée de Sun Yat-sen, qui était « l‟armée du
Kwantung », changea afin de devenir celui, bien plus prestigieux, de « l‟Armée Nationale
Révolutionnaire » à partir de 192538.
Quant au matériel militaire les conseillers russes furent effarés de voir à quel point les
soldats chinois étaient pauvrement équipés et ce avec du matériel de mauvaise qualité. A leurs
arrivées, les armées de Canton ne possédaient que quatre canons, six avions, quatre navires de
haute mer, qui étaient utilisés pour le trafic d‟opium, et vingt-deux bateaux de rivières dont les
blindages ne résistaient pas aux balles de fusils modernes 39. Par la suite de nombreux navires
russes déchargèrent dans le port de Canton un grand nombre d‟armes.
35
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 12 mars 1927
Martin Wilbur, Julie Lien-ying How, Documents on communism, nationalism, and soviet advisers in China
1918-1927, papers seized in the 1927 Peking raid, Compte-rendu de la commission militaire (juillet 1925),
Columbia university press, New York, États-Unis, 1956
37
Ibid., p. x
38
Ibid., p. x
39
Jean-Marie Bouissou, op. cit.
36
24
La montée en puissance du « front unis »
En plus de l‟apport financier et militaire les conseillers russes apportèrent l‟arme
la plus efficace qu‟ils utilisèrent pendant la guerre civile russe : la propagande à l‟égard
des masses. Dès son arrivée en Chine en 1921 Maring avait critiqué le PCC en disant
que ce parti n‟avait que « des liens assez tenus avec la classe ouvrière »40, il avait même
forcé le Politburo à ouvrir le parti aux femmes et à la paysannerie41. Le Kuomintang n‟était lui
aussi qu‟un parti réservé à une élite et ne menait aucune opération de propagande envers la
paysannerie ou les coolies du port de Canton. Les spécialistes russes se mirent au travail pour
instiller un esprit révolutionnaire dans la population civile et la préparer à la réunification du
pays sous l‟égide du Kuomintang. Par exemple, le 1er mai 1924 fut fêté avec beaucoup de
faste et le point d‟orgue de cette journée fut un discours de Sun Yat-sen prononcé devant une
foule de 170 000 personnes42. Lors de ces meetings du Kuomintang l‟influence du marxisme
était si forte que d‟immenses portraits sinisés de Marx et Lénine étaient placés sur les
estrades, par ailleurs les conseillers russes étaient toujours invités à parler lors des meetings43.
Exemple d’un dessin de propagande réalisé
par le département politique de la première
armée du Kuomintang en 1926 inspiré par
les soviétiques.
Il est inscrit sur le bâton « pouvoir des
masses », et les deux personnages bastonnés
représentent les figures de « l’impérialisme »
et des « seigneurs de guerres »
40
Harold R. Isaacs and Albert Treint, op. cit., p.103
Chevrier Yves, La résistible ascension de Mao, Revue d‟histoire Vingtième Siècle, n°13, janvier-mars 1987,
p. 3-22
42
Dan N. Jacobs, op. cit.
43
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit.
41
25
L‟influence de cette propagande et des efforts prodigués par les conseillers pour
aggrandir le nombre des adhérents dans les deux partis du « front uni » se firent ressentir.
Pour le Kuomintang par exemple, le nombre d‟adhérents doubla entre 1924 et 192544 tandis
que le PCC enregistra une hausse spectaculaire. Après avoir stagné autour de 100 militants
entre 1920 et 1923, le nombre d‟adhérents fut multiplié par mille en quatre ans 45. Cependant
le Kuomintang resta toujours le plus grand parti chinois de cette époque car à la veille de la
rupture du « front uni » en avril 1927 il possédait dix fois plus de membres que le PCC 46. Audelà d‟avoir de véritables armées de sympathisants à leur cause, les deux partis purent utiliser
l‟arme de la grève pour faire pression sur les Grandes Puissances quand il le fallait. A partir
de la fin de 1924 une « campagne pour la restauration des syndicats » fut mise en place afin
de faire adhérer le prolétariat pour le politiser et démontrer aux pays possédant des
concessions que la Chine se réveillait après 80 années d‟humiliation. Les seigneurs de guerre,
mis à part Feng Yuxiang, étaient eux aussi visés par cette manœuvre car ce type de
politisation des travailleurs pouvait grandement saper leur contrôle sur les régions qu‟ils
contrôlaient. Le résultat de cette campagne fut sans appel, des 22 000 syndicalistes recensés
en 1922 ils furent 540 000 en 1925 puis 2.8 millions en 192747.
La puissance des syndicats se démontra en 1925, suite à la mort à Shanghai d‟un
ouvrier chinois gréviste par un contremaitre japonais une manifestation fut organisée. Mais le
cortège fut la cible de tirs de soldats anglais tuant dix personnes, suite à ce nouvel affront
commença le « mouvement du 30 mai ». Pendant plusieurs mois dans tout le pays les villes
bourdonnèrent de comité de soutien aux entreprises qui se mettaient successivement en grève
afin d‟asphyxier les entreprises étrangères. Et suite à une nouvelle fusillade sur les abords de
la concession étrangère de Canton, entre policier occidentaux et manifestants, les syndicats
aidés du « front uni » lancèrent une grève illimitée à Honk Kong pour punir les Anglais.
100 000 travailleurs, soit 1/7 de la population, quittèrent la ville et furent en grève pendant 16
mois, soit l‟une des plus longues grèves de l‟histoire48. La force de propagande du « front
uni » était telle que les grévistes de Honk Kong reçurent de l‟argent de toute la Chine
pour pouvoir tenir la grève tandis que la chambre de commerce de Canton en janvier
1926 termina une de ses déclarations publiques par la phrase « vive la révolution
44
Dan N. Jacobs, op. cit.
Jacques Guillermaz, Histoire du Parti communiste chinois, édition Payot, Paris, France, 1968
46
Jung Chang et Jon Halliday, Mao: The unknown story, Jonathan Cape, Londres, 2005
47
Jacques Guillermaz, op. cit.
48
Louis Fischer, op. cit.
45
26
mondiale »49. Cependant malgré cette fièvre révolutionnaire ni Sun Yat-sen ni ses
héritiers politiques ne tiendront la promesse faîtes lors du premier congrès d e 1924 de
commencer une collectivisation des terres.
Les premiers combats de l‘ANR et mort de Sun Yat-sen
En septembre 1924 commença une guerre entre les deux plus puissants seigneurs de
guerre du moment, Wu Peifu qui contrôlait la côte du pays et Zhang Zuolin qui tenait la
Mandchourie. Sun Yat-sen voulant profiter de l‟occasion de prendre à revers les soldats de
Wu Peifu, et ayant de bonne relation avec Zhang Zuolin, décida de commencer plus tôt que
prévus l‟expédition du Nord. Les conseillers russes étaient particulièrement furieux car à
cause de cette décision Sun Yat-sen mettait en péril tout le travail qu‟ils avaient fourni,
l‟armée n‟était tout simplement pas prête à partir en campagne à ce moment là50. Mais Sun
Yat-sen n‟en avait cure et ordonna que l‟armée marcha vers Pékin. Mais dès le 10 octobre les
milices marchandes de Canton, qui comptaient pas moins de 12 000 personnes, attaquèrent le
gouvernemnt de Sun Yat-sen51. Les marchands de Canton souhaitaient mettre à bas ce
gouvernement qu‟ils trouvaient trop révolutionnaire et ils espéraient pour certains d‟entre eux
faire revenir en ville Chen Jiaogming pour expulser les communistes. Après plusieurs jours de
combats, où les conseillers russes jouèrent un rôle important, les milices marchandes furent
écrasées. Mais à cause de cette bataille les Cantonnais plus occupés à se battre entre eux
plutôt que de marcher contre Wu Peifu. Cette mini-guerre civile lui avait offert un peu de
répit. Puis le 1er novembre 1925 le seigneur de guerre Feng Yuxiang, un général venait de se
rebeller de l‟armée de Wu Peifu, proposa avec le soutien de Zhang Zuolin d‟organiser une
conférence de paix pour réunifier pacifiquement le pays. Le chef du Kuomintang accepta avec
joie l‟invitation. La conférence cependant n‟amena pas les résultats escomptés.
Au même moment à Canton les différents généraux commencèrent à s‟entredéchirer
faute du charismatique Sun Yat-sen pour les accommoder les uns avec les autres. Après un
mois d‟une campagne militaire en décembre 1924 contre Wu Peifu qui s‟était révélée vaine
l‟armée du Kuomintang retourna sur Canton. Puis sur la proposition du général Blücher une
nouvelle expédition, plus modeste, fut préparée en février 1925 contre Chen Jiongming qui
attendait toujours de pouvoir reprendre sa revanche sur le Kuomintang. Après seulement 6
semaines de bataille la ville de Chatow, qui était la base principale de ce seigneur de guerre,
49
Ibid.,
Dan N. Jacobs, op. cit.
51
Jean-Marie Bouissou, op. cit.
50
27
fût prise. L‟ensemble de la région du Guangdong était à ce moment sous le contrôle du
Kuomintang et de ses alliés. Les raisons de ce succès furent sans nul doute l‟influence des
conseillers soviétiques, qui durent des fois batailler pour imposer leurs vues tactiques 52, et le
professionnalisme du régime de cadet de l‟académie de Whampoua. Cette « Expédition de
l‟Est » ne permit pas de détruire entièrement les armées ennemies mais grâce à elle l‟Armée
Nationale Révolutionnaire contrôlait un plus grand territoire, elle mit aussi la main sur un
grand nombre de caisses contenant des milliers de fusils ainsi que des canons.
Mais le 12 mars 1925 Sun Yat-sen décéda à Pékin après plusieurs mois de maladie, sa
mort allait semer la discorde entre ses héritiers politiques qui voulaient tous prendre la place
du vieux chef. Pas moins de six jours après sa mort, un premier conflit éclata quand le
yunnanais Tang Jiyao (1883-1927) proclama être le seul chef possible du Kuomintang,
prenant de court le général en chef de l‟armée Hu Hanmin (1879-1936). Mais comme le
raconta un expert militaire travaillant en Chine, les « troupes cantonnaises conduites par les
officiers bolchéviques et les cadets chinois de l'école militaire rouge de Whampoa »53
triomphèrent des anciens alliés du Yunnan. Sur le plan militaire, le Kuomintang historique des
proches de Sun Yat-sen aidé des conseillers soviétiques, resta la faction gouvernante du parti.
Puis une nouvelle lutte s‟engagea entre les anciens lieutenants de Sun Yat-sen pour savoir qui
devait être le chef du parti. Entre l‟aile gauche conduite par Liao Zhongkai, qui avait aidé
Borodine à sauver Canton en 1923, et l‟aile droite la lutte commença. Liao Zhongkai fut
assassiné le 20 août 1925 à Canton au moment où il sortait de sa voiture. Les chefs de l‟aile
droite, Hu Hanmin et Xu Zhongzhi, furent accusés d‟avoir commandité l‟attentat et ils
partirent en exil. Ce vide de leadership laissa au jeune général Tchang Kaï-chek la possibilité
de prendre plus de responsabilité au sein du Kuomintang et de devenir le chef de file du centre
et de l‟aile droite du Kuomintang54. Sun Yat-sen était décédé et le Kuomintang au début de
l‟automne 1925 ne contrôlait toujours qu‟une région mais à ce moment le parti souffrait
moins des dissensions. Les conseillers russes et leurs alliés purent se remettre au travail pour
préparer l‟unification de la Chine.
52
Jean-Marie Bouissou, op. cit., p. 216
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 28 juillet 1925
54
Pierre Broué, Histoire de l‘internationale communiste (1919-1943), Fayard, Paris, France, 1997, p.431
53
28
Le double jeu politique de l‘URSS
Mais alors que l‟URSS soutenait officieusement le gouvernement de Canton, et plus
tard l‟armée de Feng Yuxiang, à prendre le pouvoir en Chine, le gouvernement soviétique et
le Kominterm menaient un double jeu. D‟une part avec le gouvernement de Pékin et ensuite
avec le Kuomintang. Pour le premier Moscou parlementait depuis le début des années 1920
afin d‟être reconnu comme le gouvernement officiel de la Russie et pour renégocier les traités
tzaristes. Avec le second, la politique qu‟avait préconisé Maring en juin 1923 était toujours de
vigueur, le « front uni » permettait au PCC de multiplier ses adhérents afin de pouvoir plus
tard être suffisamment puissant pour purger les éléments non-communistes du gouvernement.
C‟était l‟utilisation avant l‟heure de la « tactique du salami » qui fut utilisée par les
communistes pour prendre le contrôle des pays d‟Europe l‟Est après la Deuxième Guerre
mondiale. Les soviétiques souhaitaient aussi aider d‟autres clans politiques chinois autres que
celui du Kuomintang. Ils pensèrent se rapprocher de Wu Peifu mais celui-ci se révéla être un
seigneur de guerre conservateur qui n‟hésita pas à réprimer violemment un mouvement de
grévistes en février 192355. A partir de 1925 ils aidèrent le dissident Feng Yuxiang, qui avait
une politique bien plus ouverte à la gauche. Mais il se montra bien plus méfiant que le
Kuomintang et refusa au contraire de ses alliés sudistes de laisser autant de pouvoirs aux
conseillers militaires qui vinrent l‟aider56.
Pendant que des cliques politiques recevaient de l‟aide russe par la biais du
Komintern, le gouvernement soviétique lui négociait avec le gouvernement de Pékin le
droit d‟une reconaissance chinoise de leur gouvernement et la possiilité d‟avoir une
ambassade soviétique. Les négociations débutèrent sur plusieurs sujets quand plusieurs
diplomates comme Lev Karakhan (1889-1937) arrivèrent à Pékin pour négocier avec le
gouvernement chinois. Ils souhaitaient discuter de plusieurs sujets :
- la reconnaissance de l‟URSS par la Chine, le sort de la Mongolie occupé par l‟Armée
rouge depuis 1921,
- le futur du Chemin de fer de l‟Est chinois qui avait été construit sous Nicolas II,
- le devenir des traités inégaux entre les deux pays.
Les communistes proclamaient depuis 1919 leurs amitiés au peuple chinois et leur
volonté de combattre l‟impérialisme. Mais Karakhan et ses compatriotes se montrèrent
au contraire impitoyables pendant les négociations avec les Chinois. Si les traités
55
56
F. Gilbert Chan, op. cit., p. 128
Voir page 140 de la présente étude sur ce sujet
29
inégaux furent abolis la république de Chine en paya le prix fort : les Russes réussirent à
transformer la Mongolie en territoire satellite de l‟URSS, le Chemin de fer de l‟Est
chinois resta sous contrôle soviétique et la reconaissance de l‟URSS permettait aux
Russes d‟avoir une ambassade dans le quartier des légations qui servait de couverture à
ses agents et membres du PCC 57.
Cette maîtrise de la « realpolitik » s‟appliqua aussi vis à vis du Kuomintang. Lors
du 5 e congrès du Kominterm en 1924 les participants validèrent une motion stipulant
que tout parti membre d‟un pays colonisé pouvait dorénavent s‟allier avec des partis
nationalistes ou bourgeois. Vu le peu de succès qu‟avait obtenu cette organisation à
déclancher une révolution dans d‟autres pays les communistes réfléchirent pour trouver
de nouveaux moyens d‟actions pour s‟emparer du pouvoir dans d‟autres pays. Cette
motion validait ainsi l‟alliance du PCC et du Kuomintang. Ce dernier sera même
membre observateur du Komintern à partir de 1926 58. Staline déclara à la commission
chinoise du Kominterm, le 30 novembre 1926, que « l‟avance des troupes de Canton est
un coup porté à l‟impérialisme et à ses agents en Chine ». Il renchérit en stipulant que le
Kuomintang était de par ses statuts un parti « anti-impérialiste », en conséquent il ne
fallait rien craindre de Tchang Kaï-chek et de ses camarades car il n‟était pas
l‟équivalent de Mencheviks 59.
Mais ces belles paroles et cet appui inconditonnel au « front uni » cachaient la
manœuvre du Kremlin qui voulait tout simplement noyeauter le parti de Sun Yat -sen
afin de rendre le PCC plus puissant. Borodine déclara en petit comité : « Il ne faut pas
oublier que le travail [consacré à la stabilisation du Kuomintang] vise en fait à la stabilisation
du Parti Communiste Chinois »60. Quand à Staline il dit, au printemps 1927, que le but final
de l‟alliance des deux partis était de « presser [le Kuomintang] comme un citron [une fois la
Chine conquit] puis de jeter les restes ». Il fallait cependant ne pas attirer trop rapidemet
l‟attention des puissances occidentales et du Japon qui avaient encore en souvenir les
différentes révolutions avortées des années 1918-1921 en Europe. Même Leon Trotski,
pourtant le théoricien de la Révolution permanante, pensait tout comme Staline qu‟il fallait
faire attention aux réactions anglaises et japonaises des succès du « front uni » pour éviter de
57
Martin Wilbur, Julie Lien-ying How, op. cit.
Matthex Worley (direction), In search of revolution, International communist Parties in the third world,
édition I.B. Tauris, Londres, Royaume-Unis, 2004, article de John Callaghan, Storm over Asia : Comintern
colonial policy in the third period
59
Pierre Broué, La question chinoise dans l‘internationale communiste, Paris, 1965, p. 13
60
Bergère Marie-Claire, op. cit.,
58
30
compromettre les chances de la réunification61. Cette double politique diplomatique du
mensonge et de la traitrise porta jusqu‟à certains points ses fruits. Le gouvernement de Pékin
perdit son statut de gouvernement de la Chine suite aux efforts du Kuomintang de réunifier la
Chine sous sa bannière, et lors du deuxième congrès du Kuomintang, en janvier 1926, la
moitié des postes au sein des comités décisionnaires étaient détenus soit par des communistes,
soit par des membres de l‟aile gauche du Kuomintang62. Mais ce plan bien huilé allait être
remis en question lorsque le centre et l‟aile droite de ce parti, sous la direction de Tchang Kaïchek, qui commençait à devenir bien plus méfiant à l‟encontre des communistes et des
conseillers russes.
L‘incident du 20 mars 1926
Alors que les préparatifs pour l‟expédition du Nord battaient leur plein un incident
politique se produisit au mois de mars 1926 entre nationalistes et communistes. Le 20 de ce
mois, Tchang Kaï-chek, qui tâchait de se montrer ouvert aux communistes 63, fit soudainement
mettre aux arrêts le capitaine d‟une canonnière membre du PCC qui croisait au large de
Canton sous le prétexte qu‟il voulait attenter à sa vie. Il arrêta par la même occasion plusieurs
cadres communistes Chinois et consigna par la force des armes les conseillers russes avec
leurs familles dans leurs baraquements64. Finalement l‟ensemble des communistes Chinois,
comme Russes, purent au bout de quelques heures être libres de leurs mouvements mais tous
comprirent que s‟ils n‟avaient pas été exécutés c‟est parce que l‟alliance avec Moscou était
trop importante pour le Kuomintang pour être brisée. Encore aujourd‟hui il est difficile de
savoir si l‟action du général était guidée par la volonté de se protéger ou si c‟était une
manœuvre politique pour affaiblir l‟influence montante des communistes.
Chen Duxiu qui était alors à ce moment secrétaire général du PCC, fit part au chef du
Komintern Nikolaï Boukharine (1888-1938) de son inquiétude concernant une possible
détérioration des relations entre les deux partis. Selon lui il était préférable de prévenir une
prochaine crise de ce type en instaurant plus de distance entre les deux organisations. Mais il
fut tancé vertement par le russe qui lui rappela que la collaboration devait malgré tout
61
Matthex Worley (direction), In search of revolution, International communist Parties in the third world,
édition I.B. Tauris, Londres, Royaume-Unis, 2004, article de John Callaghan, Storm over Asia : Comintern
colonial policy in the third period
62
James Sheridan, China in désintégration, the republican era in Chinese history (1912-1949), the free press,
New York, Etats-Unis, 1975
63
So Wai Chor, The Kuomintang left in the national revolution (1924-1931), Oxford University Press, Hong
Kong, 1991
64
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit.
31
continuer65. Le PCC dut adopter une résolution qui confirmait bien l‟alliance avec le
Kuomintang. Quand à Staline il redit quelques mois tard qu‟il serait « pure folie » de cesser
l‟alliance entre le Kuomintang et le PCC66. Borodine quant à lui comprit qu‟il devait se méfier
tout particulièrement de ce général ambitieux, mais il ne laissa rien transparaître car il devait
s‟assurer le succès de l‟expédition du Nord et il avait besoin Tchang Kaï-chek pour mener les
troupes. Le général chinois profita notoirement de cet incident pour s‟imposer encore plus au
sein du parti contre son rival de l‟aile gauche Wang Jingwei. Un mois plus tard, le 25 avril
1926, il s‟attaqua aussi à l‟aile droite du parti pour démontrer aux communistes qu‟il n‟était
pas l‟homme d‟une seule faction67.
Suite à l‟incident du 20 mars, Tchang Kaï-chek demanda aux Russes de ne pas lui
tenir en rigueur l‟excès de pouvoir qu‟il leur avait fait subir et de continuer la collaboration
comme auparavant68. Il n‟en resta pas moins que lui et Borodine négocièrent un nouvel
arrangement du « front uni ». Après plusieurs jours de discussions les deux parties tombèrent,
en mai 1926, sur un accord largement favorable à Tchang Kaï-chek et à ses partisans69 :
- Aucune personne ne pouvait posséder deux adhésions sous peine d‟expulsion, des gens
comme Mao Zedong qui était membre du PCC et du Kuomintang durent choisir un seul
camp70,
- Les Russes se portaient garants des actions des communistes chinois,
- La grève qui étouffait les marchands de Honk Kong depuis un an devait cesser,
- Le PCC ne pouvait d‟ordre sans l‟accord d‟une commission mixte,
- Le PCC ne pouvait porter assistance aux membres du Kuomintang qui allaient être
bientôt purgés par Tchang Kaï-chek,
- Pas plus d‟un tiers des membres d‟un conseil décisionnaire pouvait être du PCC,
- Aucun poste clé ne pouvait être détenu par un communiste,
- La liste complète des membres du PCC devait être remise au Kuomintang.
C‟était un prix très lourd à payer pour sauvegarder l‟alliance du « front uni » mais le
Kremlin souhaitait continuer dans cette voie et ce à n‟importe quel prix. C‟est pourquoi
l‟ambassadeur Karakhan ordonna de Pékin à Borodine qu‟il fallait réfréner toute attaque
65
Benjamin Isadore Schwartz, Chinese communism and the rise of Mao, Harvard University Press, deuxième
édition, États-Unis, 1968
66
Jacques Guillermaz, op. cit.
67
Dan N. Jacobs, op. cit.
68
Martin Wilbur, Julie Lien-ying How, op. cit.
69
Pierre Broué, op. cit., p. 432
70
Zhisui Li, La vie privée de Mao racontée par son médecin, Plon, Paris, France, 2006
32
contre Tchang Kaï-chek avant Pékin 71. Et celui-ci obéit aux ordres avec beaucoup de
diligeance, après les négociations menées avec Tchang Kaï-chek un navire russe rempli
d‟armements arriva à Canton. Les communistes souhaitèrent pouvoir se servir dans la
cargaison afin de pouvoir se protéger si un nouvel accident se produisait. Mais Borodine
refusa de laisser les adhérents du PCC prendre les armes du navire car il ne voulait pas
contrarier Tchang Kaï-chek72. L‟organisation de la prochaine campagne militaire pour la
réunification de la Chine était trop importante pour que le « front uni » soit brisé avant
même que les opérations n‟aient commencé.
3)
L‟expédition du Nord
La conférence de paix donnée Feng Yuxiang à Pékin n‟avait en rien mis la Chine sur
le chemin de la paix et le pays continuait à voir d‟innombrables masses de soldats
ravager les campagnes dans des guerres incessantes entre les différentes factions
politiques. A Canton cependant le « front uni » préparait toujours avec l‟aide des
conseillers soviétiques la reconquête du pays.
L‘expédition du Nord (juillet 1926 - janvier 1927)
Après la fin de la querelle de succession au sein du Kuomintang et les tentatives
de récupération de la part des seigneurs de guerre alliés au parti, les conseillers russes
purent travailler intégralement à l‟élaboration de la prochaine expédition du Nord, qui
avait pour objectif final de prendre Pékin 73. L‟influence des conseillers soviétiques sur le
Kuomintang prit une telle ampleur qu‟on parlait de « troupes rouges »74 pour désigner
l‟Armée Nationale Révolutionnaire, et Borodine était d‟ailleurs surnommé le « dictateur
de Canton »75. Cette ville, qui était décrite par les soviétiques comme un « marais
d‟intrigues, de trahisons et de chantages »
76
, était devenue en deux ans, en dépit de
l‟incident du 20 mars, une véritable base militaire capable de devenir le prochain
71
Louis Fischer, op. cit.
Dan N. Jacobs, op. cit.
73
Martin Wilbur, Julie Lien-ying How, Documents on communism, nationalism, and soviet advisers in China
1918-1927, papers seized in the 1927 Peking raid, Rapport de Stepanov sur le meeting du groupe soviétique de
Canton (avril 1926), Columbia university press, New York, États-Unis, 1956
74
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 30 septembre 1925
75
Dan N. Jacobs, Borodin, Stalin‘s Man in china, Harvard University Press, Cambridge, Etats-Unis, 1981
76
Jean-Marie Bouissou, Seigneurs de guerre et officiers rouges. La révolution chinoise, 1924-1927, collection «
l‟histoire à l‟épreuve », Tours, France, 1974, P.286
72
33
gouvernement de Chine. Tchang Kaï-chek démontra de nouveau sa force, lors d‟une
réunion du Plénum le 15 mai 1927. Il fit entériner une motion lui procurant les pleins
pouvoirs au moment où la campagne vers Pékin débuterait. Il fallait, selon lui, ne pas
entraver à ce moment l‟armée avec des revendications ou des querelles politiques 77.
Les premières campagnes s‟étant révélées être des fiascos faute d‟une organisation
convenable, Borodine retarda au maximum le départ de la nouvelle Expédition du
nord78. En plus d‟avoir des soldats bien entrainés et du bon matériel, un effort sans
précédent dans l‟histoire de la guerre en Chine fut porté sur l‟endoctrinement des
masses. A la veille du départ le bureau de l‟armée chargé de la propagande imprima
50 000 pamphlets de chansons révolutionnaires et forma une centaine de personnes qui
devait aller en amont de l‟armée organiser des meetings dans les villes ennemies. Il
fallait qu‟à leur arrivée, les soldats de l‟ANR puissent rencontrer une population civile
acquise à la cause de la révolution. Devenue partisane à la cause du Kuomintang, cette
dernière pourrait gêner les plans des armées ennemies 79. En outre, les conseillers
militaires espéraient contrebalancer avec l‟utilisation des masses le pouvoir grandissant
de Tchang Kaï-chek sur le « front uni ». D‟ailleurs pendant les opérations militaires
précédentes, les soviétiques avaient ressenti une grande hostilité de la p art de leurs
homologues chinois ; mais ils furent soudainement pendant les mois précédent
l‟expédition particulièrement choyés par les généraux chinois du Kuomintang. Tchang
Kaï-chek lui-même s‟assura qu‟il passait un bon séjour à Canton. Les officiers de l‟ANR
espéraient par ces démonstrations d‟amitié s‟assurer l‟appui de Moscou à la veille de la
guerre, et ce alors qu‟une rupture politique se dessinait.
Puis le 9 juillet 1926 l‟ANR, forte de 100 000 hommes, s‟ébranla en direction de
Pékin avec 15 conseillers russes au sein de l‟état-major80. Blücher qui avait préparé le
plan d‟attaque réussit à cantonner les hommes de Tchang Kaï-chek dans un rôle mineur.
Une fois de plus l‟expertise des conseillers soviétiques aida grandement les forces
militaires du Kuomintang. Au bout de trois mois les soldats avaient parcouru 1 3 00
kilomètres, n‟avaient subi aucune défaite et certains de leurs adversaires avaient changé
de camps pour rejoindre celui du « front uni ». A son arrivée sur le Yangzi, l‟ANR avait
77
Pierre Broué, op. cit., p.434
Jacques Guillermaz, Histoire du Parti communiste chinois, édition Payot, Paris, France, 1968
79
Dan N. Jacobs, Borodin, Stalin‘s Man in china, Harvard University Press, Cambridge, Etats-Unis, 1981
80
Louis Fischer, Les soviets dans les affaires mondiales, collection « les Documents Bleues In-octavo »,
Gallimard, Paris, France, 1933
78
34
multiplié ses effectifs pour atteindre 260 000 soldats. L‟aide de Moscou dans cette
progression de l‟armée sudiste était bien connue des contemporains. Un missionnaire
français en poste dans le sud du pays envoya un témoignage à sa congrégation qui
décrivait la guerre qui se déroulait sous ses yeux :
« Ces soldats venant du kaong-tong, via Hou-nan qu'ils ont occupés,
appartiennent à la 2e et 3e armée commandées par les généraux Tzae et Ngo; ils
marchent drapeaux rouge et russe en tête. Presque tous leurs fusils sont russes ;
chaque chef supérieur a quelques russes avec lui » 81
Quant aux services secrets Français ils avaient parfaitement pris conscience de
l‟importance des conseillers russes au sein des troupes du Kuomintang 82. Ce fut
notamment grâce à eux qu‟ils purent prendre la triple cité de Wuhan en août 1926,
malgré les nombreuses défenses que le défenseur de la ville, Wu Peifu, avait fait
construire. Alors que dans les campagnes précédentes les généraux de l‟ANR évitaient
d‟engager leurs soldats dans des combats trop coûteux en hommes, les conseillers
parvinrent à imposer cette fois-ci une tactique de guerre bien plus offensive. Les plans
du général Blücher permirent ainsi à l‟ANR de détruire une grande partie des troupes
ennemies alors qu‟elles s‟enfuyaient. Et lorsque la situation l‟exigeait les conseillers
militaires allaient même en première ligne soutenir leurs hommes 83
Cependant Tchang Kaï-chek, à cause de l‟influence des soviétiques, devait
commander une armée de second ordre au lieu de se voir confier des responsabilités
importantes pendant la campagne. Souhaitant revenir sur le devant de la scène il décida
d‟attaquer la ville de Nanchang, appartenant au seigneur de guerre Sun Chuan-Fang, au
début de l‟automne 1926. Cette grande cité n‟était pas, à la différence de Wuhan, une
ville ouvrière. Elle regroupait au contraire de nombreux propriétaires terriens ainsi
qu‟une bourgeoisie conservatrice. Cette population était politiquement plus proche des
idéaux politiques de Tchang Kaï-chek et il lui semblait important, face à l‟aile gauche
du « front uni », de posséder des territoires politiquement sûrs, au cas où ces derniers
auraient voulu se débarrasser de lui. Tchang Kaï-chek lança, contre l‟avis des conseillers
soviétiques, une offensive pour conquérir Nanchang. Mais il n‟arriva pas à prendre la
81
Journal mensuel « Bulletin catholique de Pékin », Pékin, Chine, numéro 158 d‟octobre 1926, lettre d‟un
missionnaire du 29 septembre 1926
82
SHD, série 7N, carton numéro 3295, note du 8 janvier 1927
83
Vera Vladimora Vishnyakova, op. cit, p. 276-277
35
cité qui était garnie de solides murailles et défendue par une armée possédant plus de
canons, de mitrailleuses et de régiments que celle du Kuomintang. Les conseillers russes
se retrouvèrent dans une position particulièrement inconfortable. Ils pouvaient laisser
l‟ambitieux général affaiblir ses troupes afin qu‟il perde de son influence ou alors l‟aider
à prendre Nanchang afin de sauver ce corps d‟armée de l‟ANR. Galen, suivant la ligne
définie par Moscou, se porta à son secours pour empêcher que la campagne soit
compromise. Grâce à lui Tchang Kaï-chek put le 8 novembre occuper Nanchang et
établir son autorité sur une large partie de la région. Après la prise de la ville, S un
Chuan-fang avait perdu la moitié de ses troupes ainsi qu‟une grande partie de son
matériel de guerre. L‟emprise du Kuomintang put s‟étendre sur les régions du Jiangxi et
du Fujian84.
Malgré la difficulté des batailles , la fin de l‟année 1926 avait un parfum de
victoire pour le « front uni » qui détenait à ce moment 10 régions chinoises. On peut
expliquer le succès de l‟expédition du Nord à ce moment par plusieurs facteurs 85 :
- Contrairement à leurs adversaires les troupes du Kuomintang parties de Canton avaient
reçu un entrainement militaire et un endoctrinement politique de qualité.
- La propagande utilisée montrait aux soldats qu‟ils se battaient pour une grande cause, à
savoir la réunification de la Chine et le redressement du pays.
- A la différence de leurs adversaires, aucun général de l‟ANR ne trahit ses compagnons
d‟armes pendant la campagne, alors que les défections chez les ennemis furent
nombreuses.
- La présence du seigneur de guerre Feng Yuxiang qui était un allié du Kuomintang fixa
une partie des troupes nordistes sur les frontières du nord-ouest.
Ces victoires militaires permirent au gouvernement cantonnais de déplacer tous les
organes du gouvernement de Canton à la région du Hubei où se trouvait la triple ville de
Wuhan-Hankou-Hanyang. Un lieu hautement symbolique puisque la révolution de 1911
y avait éclaté.
84
85
Dan N. Jacobs, op. cit
Jacques Guillermaz, Histoire du Parti communiste chinois, op. cit
36
L’avance des armées du Kuomintang pendant l’expédition du Nord
Le gouvernement du Wuhan
La décision de déplacer la capitale fut prise le 15 octobre 1926. Tchang Kaï-chek
combattit cette décision car il craignait que dans cette ville industrielle l‟aile gauche du
« front uni » puisse s‟y développer plus facilement qu‟à Canton. Mais cette mouvance
37
politique reprenait du pouvoir après le coup de force du 20 mars 1926 et imposa cette
décision au général qui, selon certains témoins, en « pleura de rage »86. Profitant de ce
retour en grâce, Wang Jingwei qui s‟était exilé pendant quelques mois pu revenir
travailler au sein du gouvernement. Après l‟installation du gouvernement à Wuhan, la
cité, sous l‟impulsion des communistes et de l‟aile gauche, se transforma radicalement.
La semaine de travail de 54 heures fut instaurée, des ligues paysannes destiné es à
protéger les agriculteurs pauvres furent créées et une obligation de réduire de 25% la
location des terrains fut promulguée. Au-delà de ces réformes économiques, l‟influence
de la gauche du « front uni » fut ressentie car deux millions de paysans rentrèrent dans
les milices paysannes 87 et les Grandes Puissances durent pour la première fois depuis
1842 s‟incliner devant les Chinois. En janvier 1927 des membres du Kuomintang furent
arrêtés par des policiers anglais dans la concession de Tientsin. A cette nouvelle, de
nombreuses personnes envahirent la concession anglaise d‟Hankou qui ne pouvait être
défendue par les grandes puissances faute de troupes suffisantes. Au bout de quelques
jours toutes les concessions d‟Hankou furent abandonnées, ce qui représentait un
véritable camouflet pour les puissances occidentales. La grève des coolies de Honk
Kong fut aussi arrêtée après que les Anglais payèrent pour qu‟elle s‟arrêteavaient payé
afin qu‟elle s‟arrête 88.
Alors que Tchang Kaï-chek s‟était imposé comme l‟homme fort de Canton,
l‟expédition du Nord était en train de faire rebasculer le poids politique vers la gauche
du Kuomintang. Deux communistes reçurent un poste important au sein du
gouvernement, l‟agriculture et le travail. Quant à l‟influence des Russes elle était
exposée au grand jour. Borodine était ainsi devenu une célébrité car il fut une fois à
Canton acclamé par 100 000 personnes 89 tandis que les syndicats continuaient
d‟accueillir sans cesse de nouveaux adhérents. La propagande soviétique fonctionnait si
bien que les populations allaient au-devant des troupes de l‟ANR pour les accueillir 90-91.
Connaissant la mauvaise réputation des soldats chinois qui volaient les gens dès leur
arrivé dans la moindre petite bourgade, cet information en dit long sur la popularité du
86
Vera Vladimora Vishnyakova, op. cit., p. 283
Jean-Marie Bouissou, op. cit., p.317
88
Jean Chesnaux et Françoise Le Barbier, La marche de la révolution 1921-1949, Histoire de la Chine tome 3,
Collection d‟histoire contemporaine, Hatier Université, Paris, 1975, p.57
89
SHD, série 7N, carton numéro 3295, note du 8 janvier 1927
90
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit
91
Pierre Franconie, Canonnière en Chine, éditions Karthala, France, 2007, p. 126
87
38
Kuomintang à cette période. Cette montée en puissance du parti et des syndicats qui se
créaient partout où l‟armée du Kuomintang passait, était une grande source d‟inquiétude
pour la bourgeoise 92. Si les syndicats et l‟aile gauche du « front uni » arrivaient à faire
plier les occidentaux, alors que les empereurs chinois n‟y étaient pas arrivés, quel serait
le futur politique de la Chine ?
La rupture du « front uni »
Les dissensions qui apparurent entre Tchang Kaï-chek et le groupe de l‟aile gauche du
Kuomintang, soutenu par le PCC et les conseillers, allaient mener à la rupture brutale du
« front uni ». Comme nous venons de le voir, la crise du 20 mars 1926 et les dissensions lors
de l‟expédition du Nord démontrèrent que les relations entre le Kuomintang et ses conseillers
n‟étaient pas entièrement dénuées de méfiance et de suspicion. Au début de l‟année 1927
d‟autres problèmes apparurent.
Du 22 au 24 février 1927 une importante grève forte de 350 000 personnes agita
Shanghai, mais Tchang Kaï-chek, dont l‟armée était dans les environs, ne marcha pas sur la
ville pour soutenir les grévistes. Il préféra au contraire laisser le général Li Baozhang
disperser les fauteurs de troubles, en grande partie communistes, alors qu‟il était en guerre
avec le premier et allié avec les seconds93. Un mois plus tard, le 24 mars 1927, la ville de
Nankin fut prise par les armées de Canton, mais pendant l‟assaut sur la ville plusieurs dizaines
d‟occidentaux furent massacrés par des soldats de l‟armée cantonaise. Suite aux incidents qui
s‟étaient déroulés sur la concession étrangère d‟Hankou, Tchang Kaï-chek en conclut que le
Kuomintang ne gagnerait jamais la reconnaissance des grandes puissances s‟il laissait ses
soldats impunément assassiner des blancs. Le général se dépêcha d‟arriver en ville et pour
l‟exemple fit exécuter publiquement 40 meneurs soupçonnés d‟avoir participé à ces crimes.
En plus de cette démonstration de force, il accusa publiquement le communiste Lin Tsu-Han
(1866-1959), qui était alors le commissaire politique du corps d‟armée ayant pris la ville,
d‟être le seul responsable du massacre perpétué contre les occidentaux.
Voyant l‟agressivité dont Tchang Kaï-chek faisait preuve contre les communistes, et à
sa volonté de contredire les demandes des conseillers, le gouvernement de Wuhan décida de
lui retirer les pouvoirs absolus dont ce général jouissait depuis le lancement de l‟expédition.
S‟il ne fut pas destitué comme responsable de l‟armée, son pouvoir fut cependant dilué à
92
93
Pierre Broué, Histoire de l‘internationale communiste (1919-1943), Fayard, Paris, France, 1997, p.434
Ibid., p. 436
39
travers une commission où il siégeait avec d‟autres membres du parti. Pour se préparer à toute
éventualité et expliquer cette décision, le gouvernement de Wuhan fit paraître une circulaire
auprès des militants où l‟on fit appel à leur vigilance pour combattre la concentration des
pouvoirs. Après ce camouflet Wang Jingwei tenta de calmer les esprits en expliquant, à
travers une déclaration commune avec Chen Duxiu, que le gouvernement de Wuhan n‟était
pas sous l‟influence des communistes mais qu‟au contraire le PCC « [souscrivait pleinement]
à la politique du gouvernement » et qu‟aucune purge n‟était en préparation94. Tchang Kaïchek avait justement fait une visite en mars auprès du gouvernement afin d‟enrayer le
processus politique qui voulait l‟exclure des centres de décision. Il comprit qu‟il avait
beaucoup perdu de son influence car il ne put s‟opposer à la réduction de ses pouvoirs.
Cependant il ne laissa rien transparaître et réaffirma son obéissance aux ordres du
gouvernement.
Alors que le « front uni » du Kuomintang commençait à se fissurer, un nouveau coup
lui fut porté. Le surlendemain de la déclaration commune de Wang Jingwei et de Chen Duxiu,
la police de Pékin, sur ordre du maréchal Zhang Zuolin, mena un raid sur l‟ambassade russe
du quartier des légations. 300 policiers investirent, illégalement, les lieux en arrêtant plusieurs
personnes dont Li Dazhao (1888-1927), l‟un des cofondateur du PCC. Alors que le Kremlin
se défendait toujours d‟avoir une quelconque relation avec les conseillers russes présents à
Canton95, le coup de main révéla au grand jour toute la supercherie soviétique. Une
importante documentation fut découverte prouvant que Borodine et ses concitoyens étaient
payés par des fonds secrets de l‟ambassade et qu‟ils étaient des agents de Moscou96. Certains
papiers dévoilaient même les plans des soviétiques pour s‟emparer du pays. Selon le
Kominterm il fallait procéder d‟une certaine manière pour pouvoir faire basculer la Chine
dans le camp communiste :
« Ne pas encore développer le Communisme en Chine avant l'écrasement de Zhang
Zuolin car pour détruire la dictature du maréchal nous avons besoin de l'appui des
classes bourgeoises [c‟est à dire du Kuomintang] »97
L‟affaire eut un retentissement international et ternit la réputation de l‟Union
Soviétique qui vit dévoiler sur la place publique sa correspondance secrète. Elle affirma avec
94
Jacques Guillermaz, Histoire du Parti communiste chinois, op. cit
Journal mensuel « Bulletin catholique de Pékin », Pékin, Chine, numéro 161 de février 1927
96
SHD, série 7N, carton numéro 3291, note du 22 mai 1927
97
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 29 avril 1927
95
40
force que ces papiers étaient des faux fabriqués par Zhang Zuolin avec l‟aide des puissances
occidentales. Il faudra attendre les années 1970 pour que la véracité historique de ces
documents soit officiellement reconnue98. Zhang Zuolin libéra les soviétiques mais se montra
sans pitié avec les communistes chinois tombés entre ses mains, ils furent tous exécutés
quelques semaines après leurs arrestations.
Suite à cet évènement, Tchang Kaï-chek prépara une nouvelle attaque contre les
communistes, mais, contrairement à celle du 20 mars 1926, celle-ci ne pouvait pas donner lieu
à un retour en arrière. Il se doutait que Borodine et ses alliés voulaient se débarrasser de lui.
L‟incident de Pékin prouvait que les « rouges » voulaient prendre le contrôle de la Chine et il
s‟imagina que si cette éventualité devenait réalité il n‟aurait pas sa place dans un futur
gouvernement bénéficiant du soutien de Moscou. Il fallait donc, pour sa survie politique, les
éliminer, d‟autant plus que les puissances occidentales considéraient le Kuomintang comme
un véritable gouvernement communiste99. Il avait d‟ailleurs anticipé de frapper le premier
contre le gouvernement de Wuhan car il avait contacté en février et mars 1927 des banquiers
occidentaux. Il les avait rassurés que sous son commandement, la Chine ne suivrait jamais le
chemin de l‟URSS100. Il passa donc à l‟action le 12 avril, au moment où il campait avec ses
troupes à Shanghai.
La ville avait été l‟objet d‟une nouvelle grève grâce à Blücher qui avait dépêché un de
ses conseillers pour aider les manifestants à s‟organiser. Le général soviétique avait dû se
résoudre à envoyer un de ses hommes car Tchang Kaï-chek refusait obstinément d‟attaquer la
ville. La grève commença le 22 mars. Les 800 000 grévistes cette fois-ci réussirent à faire
partir les hommes du général Li Baozhang. Cependant la propagande soviétique se chargea de
féliciter plutôt Tchang Kaï-chek pour cette victoire alors qu‟il n‟y avait joué aucun rôle101.
Les manifestants, en majorité communiste sous la direction de Chou Enlai, tenaient la ville
mais étaient peu armés, et le PCC ne possédait aucune troupe. Tchang Kaï-chek se savait donc
militairement invulnérable à ce moment-là. Il rentra avec ses régiments dans la ville après la
fuite des armées ennemies, et instaura la loi martiale le 9 avril. Trois jours plus tard il lança
une violente attaque contre les syndicalistes et les communistes qui refusaient de se plier aux
nouvelles règles stipulant qu‟il fallait redonner les armes des milices ouvrières et abandonner
les piquets de grève. Appuyé avec l‟aide conjointe des triades, que Tchang Kaï-chek
98
Dan N. Jacobs, op. cit
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 22 mai 1926
100
Dan N. Jacobs, op. cit
101
Dan N. Jacobs, op. cit.
99
41
connaissait personnellement102, ainsi que des polices des concessions qui donnèrent des armes
aux malfrats, le résultat fut sans appel103. Près de 300 personnes furent tuées et plus de 5000
disparurent laissant le chef de l‟armée du Kuomintang seul maître de la ville. Il avait pris soin
d‟ailleurs de donner des ordres à ses alliés qui eux aussi se chargèrent de purger le pays des
adhérents du PCC bien connus des membres du Kuomintang. Dans toute la Chine ce seront
4/5e des adhérents du PCC qui seront arrêtés ou tué. Le parti disparus totalement des grandes
villes pendant cette période104, rien qu‟à Canton le général Li Jishen (1885-1959) massacra
2000 personnes*. Un décret fut publié interdisant à toutes personnes d‟appartenir au PCC
sous peine d‟être exécuté séance tenante105. Un expert étranger en place à Pékin résuma
parfaitement la situation dans laquelle se trouvait Tchang Kaï-chek :
« Tchang Kaï-Chek dont la mentalité ne diffère pas de celle des autres généraux
chinois entendait bien exploiter tous les concours afin d'assurer son triomphe
personnel, notamment profiter de l'action vigoureuse des communistes, guidé par les
russes jusqu'au jour où celle-ci deviendrait pour lui un nouveau danger »106
Suite à cette trahison du « front uni » la rupture entre les deux zones d‟influence fut
totale. Le 17 avril, le gouvernement du Kuomintang de Wuhan retira à Tchang Kaï-chek son
poste. Le lendemain il créa son propre gouvernement à Nankin 107. Le rapport de forces n‟était
cependant pas équilibré ; Tchang Kaï-chek commandait la majorité de l‟armée et contrôlait
Shanghai qui était une source intarissable d‟argent108, tandis qu‟à Wuhan se trouvait la
légitimité politique et les conseillers militaires. A un journaliste japonais qui demanda à
Borodine comment il comptait s‟attaquer à Tchang Kaï-chek, le conseiller répondit que « Ce
ne sera pas nécessaire. Le processus de désintégration a déjà commencé [dans le camp de
Tchang Kaï-chek] […] donnons-leur encore un peu de temps et ils s‟effondreront par euxmêmes »109. La situation était tellement confuse que suite à l‟apparition de la scission dans le
Kuomintang les experts étrangers se retrouvèrent incapables de prédire qui allait l‟emporter
102
Pierre Broué, op. cit., p. 438
Elizabeth J. Perry, Shanghai on strike, the politics of Chinese Labor, Stanford University Press, Etats-Unis,
1993
104
Yves Chevrier, op. cit
105
SHD, série 7N, carton numéro 3295, note du 5 mai 1928
106
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 29 avril 1927
107
André Pierre, L'URSS et le parti communiste de Chine, Revue politique étrangère, numéro 3, France, 1937,
p.251-262
108
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 4 février 1925
* Cette purge cependant n‟empêchera pas ce général de changer de camps 20 ans plus tard, et devenir l‟un des
premiers vice-présidents de la république populaire de Chine.
109
Dan N. Jacobs, op. cit.
103
42
pendant cette guerre110. Mais malgré les brillantes opérations de propagande, Borodine et ses
camarades ne furent en mesure de sauver le gouvernement de Wuhan.
Le gouvernement de Wuhan dans la tourmente
Suite à la sécession de Tchang Kaï-chek l‟aile gauche du « front uni » dut faire
face à plusieurs éléments qui les uns combinés aux autres allaient mener à la disparition de
son gouvernement et au départ des conseillers russes. Tout d‟abords au niveau militaire,
Wang Jingwei se retrouva incapable de rivaliser avec la puissance de feu de Tchang Kaïchek. D‟une part ce général possédait plus d‟hommes que l‟armée de Wuhan et ensuite la
majorité des troupes qui étaient présente n‟étaient pas sous les ordres directs du parti. La
plupart d‟entre elles était dans l‟armée d‟un général du nom de Tang Shengji (1889-1970) qui
avait rallié la révolution. Sur le conseil des soviétiques, ses troupes partirent vers le nord afin
d‟opérer une jonction avec les hommes de Feng Yuxiang. Zhang Zuolin leur barra la route
avec ses meilleurs régiments qui possédaient même des chars. Une importante bataille
s‟engagea et une fois de plus l‟ANR se montra victorieuse contre les soldats de la clique
Fengtien. Mais les pertes très élevées, plus de 14 000 soldats sur les 50 000 encore présents,
saignèrent les régiments qui avaient été formés à l‟académie de Whampoa. Ainsi il ne fut
jamais possible pour le gouvernement de Wuhan de lancer une contre-attaque pour reprendre
Nankin et Shanghai, voir même de prendre Pékin faute de soldats suffisant. Il ne pouvait
d‟ailleurs plus compter sur Feng Yuxiang qui, le 30 mai 1927 soit la veille de la jonction du
Kuomintang et du Guominjun, déclara que le gouvernement de Nankin n‟était pas selon lui un
gouvernement contre-révolutionnaire111, ce qui revenait à se déclarer neutre dans le conflit qui
opposait Nankin à Wuhan. D‟autres seigneurs de guerre, comme le général Zhu Pei-de (1889
– 1937) qui contrôlait le Jiangxi, sentirent le vent tourner et changèrent de camps avec armes
et bagages. Quant aux conseillers russes ils étaient éparpillés à travers des armées dans tout le
pays, ainsi renouveler l‟exploit de sauver Wuhan comme Canton en 1923 semblait bien
difficile. Militairement Wang Jingwei ne pouvait espérer faire pencher la balance de son côté
car il était tributaire des armées de ses alliés et ceux-ci ne souhaitaient pas s‟engager contre
Tchang Kaï-chek.
En plus des questions d‟ordre militaire, des problèmes économiques et politiques
allaient fragiliser le gouvernement de Wuhan. Cette ville industrielle était positionnée en plein
110
111
SHD, série 7N, carton numéro 3299, note du 9 mai 1927
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit.
43
cœur de la Chine et son seul lien avec le monde extérieur était le fleuve Yangzi. Du fait que
l‟embouchure de ce fleuve arrivait à Shanghai un blocus économique fut mis en place par
Tchang Kaï-chek afin d‟asphyxier le gouvernement ennemi. La ville se retrouvant coupée
économiquement du monde extérieur, la grogne populaire commença à monter alors que les
communistes excitaient les mécontentements populaires contre les propriétaires terriens et les
capitalistes. La concession anglaise était partie, les capitaux étrangers n‟étaient plus présents
et 100 000 personnes se retrouvèrent au chômage112. Dans cet emballement révolutionnaire
les ligues paysannes et les syndicats commencèrent à avoir des demandes que même les
communistes ne pouvaient accepter. Borodine lui-même commença à craindre d‟être
considéré comme quelqu‟un de trop consensuel par rapport aux ligues paysannes 113 tandis que
le communiste Xu Chao-ren, alors ministre du Travail, déclarait lors de son intronisation le 11
juin 1927 :
« Les forces des ouvriers et des paysans, qui viennent tout juste de recouvrer la liberté,
mènent trop souvent des actions irréfléchies ; nous en avons de nombreux exemples et
cela cause un grand dommage à l‟union révolutionnaire des travailleurs, des industriels
et des commerçants » 114
Les raisons de ce manque de clarté idéologique provenaient du fait que les acteurs du
gouvernement de Wuhan avaient peur de briser le « front uni ». Les communistes espéraient
utiliser les masses pour triompher de leurs adversaires mais ils voulaient éviter que les
associations de travailleurs, par leurs revendications, ne poussent les modérés dans les bras de
la bourgeoisie réactionnaire et de Tchang Kaï-chek. Les membres de l‟aile gauche du
Kuomintang quant à eux avaient peur des communistes, mais sans leurs aides ils ne pouvaient
plus espérer rester sur le devant de la scène politique chinoise. Cette indécision se retrouva
même à Moscou pendant ces mois qui étaient pourtant décisifs pour le futur du Kuomintang.
Lors d‟une réunion du comité chinois du Kominterm, en mai 1927, aucun des membres ne
semblait pouvoir apporter une solution efficace115. Lors de cette séance Boukharine, Staline,
l‟italien Palmiro Togliatti (1893-1964) et le français Albert Treint (1889-1971) discutèrent de
la ligne à prendre sur la situation en Chine. Après de longs débats particulièrement houleux,
Staline prit la décision d‟arrêter les réformes agraires, une réforme figurant pourtant dans le
programme communiste, afin de garder le « front uni » coûte que coûte. Le géorgien ordonna
112
Alain Roux, Le singe et le tigre, Mao, un destin chinois, éditions Larousse, Espagne, 2009, p.177
Dan N. Jacobs, op. cit
114
Jean-Marie Bouissou, op. cit., p.334
115
Harold R. Isaacs and Albert Treint, op. cit
113
44
même à Tam Pin San, ministre communiste de l‟agriculture, de faire cesser par la force toutes
insurrections ayant lieu dans les campagnes afin de protéger la bourgeoisie et les propriétaires
terriens. Cette décision politique sera l‟objet d‟un tollé et Tam Pin San ne fera pas fusiller des
responsables de ligues paysannes. Cet incident cependant démontre que les prises de décisions
politiques à Wuhan n‟étaient pas faites selon une idéologie mais plus selon la situation du
moment. Ce qui devait fatalement amener une improvisation qui fit grand tort au « front uni ».
Les communistes pressentant qu‟aucune armée n‟était véritablement en faveur du PCC
proposèrent par la voix de l‟indien Manabendra Nath Roy (1887-1954), qui était le
représentant du Kominterm en Chine, de former une armée avec les milices ouvrières 116. Mais
le gouvernement de Wuhan refusa d‟entériner cette proposition qu‟il jugea trop radicale à son
goût.
Le départ des conseillers
Suite à l‟addition de tous ces problèmes, Wang Jingwei et ses collègues de
gouvernement se rendirent à l‟évidence que s‟ils voulaient survivre ils devaient négocier avec
l‟autre gouvernement du Kuomintang. Ils furent approchés par Feng Yuxiang qui se proposa
de jouer le rôle d‟intermédiaire afin de trouver un accord entre les trois anciens alliés contre
Zhang Zuolin, qui contrôlait encore Pékin et la Mandchourie. Feng Yuxiang loin de vouloir
rétablir l‟autorité du Kuomintang sur la Chine souhaitait surtout sauver sa tête en évitant une
possible alliance entre Tchang Kaï-chek et Zhang Zuolin. Il invita les membres du
gouvernement de Wuhan à discuter d‟un possible rapprochement avec Tchang Kaï-chek lors
de la conférence de Chengchow. Ce fut lors de cette négociation que les chefs de file de l‟aile
gauche du Kuomintang acceptèrent de se soumettre à l‟autorité de Tchang Kaï-chek et de
rompre avec les communistes en échange de pouvoir être pardonnés. Ceux comme Wang
Jingwei ou Song Qingling (1893-1981), la veuve de Sun Yat-sen, qui avaient insultés Tchang
Kaï-chek de « traître », trahissaient à leur tour leurs derniers alliés117. A la fin de la
conférence ils décidèrent de mettre fin aux violences déclenchées par les ligues paysannes et
de les déclarer hors-la-loi. Puis le 15 juillet 1927, lors du Plénum du Kuomintang, les
membres du PCC ne furent pas invités. Il s‟agissait d‟une rupture pure et simple de ce qui
restait du « front uni ».
116
Jean Chesnaux et Françoise Le Barbier, op. cit
Dun J. Li, (direction), Modern China, from mandarin to commissar, Charles Scribner‟s Sons, New-York,
Etats-Unis, 1978
117
45
Les conseillers militaires ne pouvaient évidemment pas rester dans ce climat délétère,
et déjà certains d‟entre eux avaient commencé à rentrer dès le mois de juin 1927 sur ordre de
Borodine. Il était impossible pour les derniers instructeurs restant de commencer une rébellion
car ils ne pouvaient lever que 10 000 syndicalistes alors que le gouvernement de Wuhan
possédait cinq fois plus de soldats. La plupart des conseillers rentrèrent par le Yangzi pour
prendre un navire de Shanghai à destination de la Russie. Bien qu‟ils fussent en territoire
ennemie aucun mal ne leur arriva. Une traductrice de la mission soviétique, Vera
Vladimirovna Vishnyakova, raconta même dans ses mémoires une scène extraordinaire où
elle croisa par hasard Tchang Kaï-chek dans un cinéma :
« La plupart des conseillers et leurs familles avaient déjà quitté la Chine. Tchang Kaïchek était parfaitement au courant de cette situation mais à ce moment il ne s‟opposa
pas à leur départ. Nous l‟avons croisé par hasard dans l‟un des cinémas de la
concession internationale […] Tchang Kaï-chek était assis au premier rang du balcon
pendant que notre groupe se tenait 6 rangs derrière lui. Il se retourna et nous observa
de manière appuyée, nous faisant comprendre qu‟il nous avait reconnus, […] ne
connaissant pas ses intentions nous nous dépêchâmes de quitter le cinéma »118
Borodine fut l‟un des derniers conseillers à partir. Le 27 juillet à Wuhan, Wang
Jingwei lui rendit les honneurs pour tout le travail qu‟il avait accompli en Chine119. Après la
cérémonie, le soviétique, dont la tête avait mise à prix pour 30 000 dollars, rentra en URSS
par le désert de Gobi par peur d‟être arrêté s‟il prenait la route de Shanghai. Il dut pour cela
traverser le territoire de Feng Yuxiang qui était officiellement à sa recherche. Mais ce dernier
jugea plus prudent de ne pas l‟empêcher de revenir en Union Soviétique. Suite au départ des
conseillers, la propagande anti-étrangère du Kuomintang disparut très rapidement120. Un seul
conseiller soviétique, du nom de Michael Komanine, resta en Chine et participa en août 1927
au soulèvement avorté de Nanchang121. Un nouveau soulèvement eu lieu en décembre 1927 à
Canton et la terrible répression qui s‟ensuivit décapita tout le mouvement ouvrier de la ville.
Après deux jours de combats le consulat soviétique fut d‟ailleurs fouillé par les soldats du
Kuomintang qui fusillèrent cinq citoyens soviétiques. Cet incident rompit les relations entre
118
Vera Vladimirovna Vishnyakova, op. cit, p. 328-329
Ibid., p. 335
120
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 12 octobre 1927
121
Laura M. Calkins, Recapturing an Urban Identity: Chinese Communists and the Commune at Shantou, 1927,
Illinois State University, revue “Studies on Asia”, 2011, depuis le site http://studiesonasia.illinoisstate.edu
119
46
les deux pays jusqu‟en 1932122. Tchang Kaï-chek par cette occasion verra son premier fils
Chiang Ching-kuo (1910-1988) qui étudiant en URSS gardé comme otage par Staline, et ce
jusqu‟à la signature du deuxième front uni avec le parti communiste chinois en 1937.
Au sein même de l‟Union Soviétique cette révolution avorté eut des répercussions.
Staline et Boukharine avait répété inlassablement que « les 9/10 du Kuomintang
appartenaient à la tendance révolutionnaire et étaient prêts à marcher la main dans la
main avec le Parti communiste »123, selon leur détracteur Léon Trotski, mais les évènements
leur avaient donnés tort. Après cet échec le Kremlin mis l‟arrêt à la politique d‟exportation de
la révolution. A partir des années 1928-1929 ce fut une politique diamétralement opposée qui
fut mise en place, les soviétiques essayèrent de normaliser les relations entre l‟URSS et les
autres états124.
La Chine au contraire ne traversa pas cette période de crise politique. Tchang Kaï-chek
qui était maintenant en position de force put avec ses alliés en juin 1928 prendre Pékin à la
clique du Fengtien. Le maréchal Zhang Zuolin préféra abandonner la ville au lieu de
combattre, mais il mourut dans un attentat le lendemain de la retraite ; même encore
aujourd‟hui il est difficile de savoir qui en fut le commanditaire. Son fils Zhang Xueliang
(1901-2001) devint le chef de la faction du Fengtien qui ne contrôlait plus que le nord-est du
pays. Au lieu de s‟engager dans des combats incertains il préféra négocier sa reddition auprès
du Kuomintang pendant plusieurs mois. Puis, le 30 décembre 1928, le « drapeau [du
Kuomintang fut] arboré en Mandchourie »125. Le rêve de Sun Yat-sen de revoir une Chine
unifiée avait été accompli, après douze années de guerres incessantes le Kuomintang avait
réalisé ce que beaucoup pensaient impossible. Mais cette unification symbolique sous l‟égide
du Kuomintang allait être souvent remise en cause dans ce qu‟on appela la « décennie de
Nankin ».
122
Raymond L. Garthoff , op. cit.
Léon Trotski, L'Internationale Communiste après Lénine, Bilan et perspectives de la révolution chinoise, 1928
124
Nicolas Werth, Histoire de l‘Union soviétique de Lénine à Staline (1917-1953), P.U.F, collection Que sais-je
?, France, 2007, p.72
125
Journal mensuel « Bulletin catholique de Pékin », Pékin, Chine, numéro 185, janvier 1929
123
47
Chapitre 2 : La décennie de Nankin (1928-1937)
1) La mission militaire allemande sous le commandement de
Max Bauer et Hermann Kriebel (1928-1930)
Tchang Kaï-chek à la fin de 1928 pouvait être considéré comme le nouvel homme fort
du pays. Il avait brisé l‟expansion communiste, était le plus puissant seigneur de guerre du
pays, négocié la reddition de Zhang Xueliang et l‟opposition frontale au sein de son propre
parti avait cessé après la dissolution du gouvernement de Wuhan. Cependant, loin d‟être un
succès éclatant, le Kuomintang n‟était pas en mesure d‟imposer sa volonté sur toutes les
régions de Chine. De plus les chefs militaires de l‟Armée nationale révolutionnaire se
rendirent compte qu‟avec le départ des conseillers russes ils risquaient d‟être défait sur le
champ de bataille, c‟est ce raconta un attaché militaire dans un de ses rapports :
« [Lors d‟un dîner] le généralissime et ses lieutenants se sont aperçu en effet, qu'après
le départ des conseillers militaire bolchéviques ; leurs armées n'ont plus connu de
succès. Ils en ont déduit que le concours d'experts étrangers leur était indispensable »
126
Comme Zhang Zuolin ou Wu Peifu, Tchang Kaï-chek pouvait tout aussi rapidement
disparaître de la scène politique s‟il ne triomphait pas sur le champs de bataille. Pour pouvoir
consolider son empire, améliorer son armée et réduire la puissance de ses ennemis il fallait à
tout prix faire venir des instructeurs militaires étrangers. Et sachant que le Kuomintang avait
l‟intention de renégocier les nombreux traités inégaux dont la Chine était victime cela aurait
été seulement en position de force, avec un pays soudé et une armée conséquente que les
négociations auraient pu se dérouler avec succès127.
Tchang Kaï-chek suivit l‟exemple de Sun Yat-sen, qui avait démarché des militaires
allemands, et plus particulièrement le maréchal Erich Ludendorff (1865-1937)128, en 1923
pour trouver des conseillers militaires. Il envoya des émissaires à Berlin pour trouver des
conseillers qui pourraient rempalcer les conseillers soviétiques. Ces envoyés furent, soit le
126
SHD, série 7N, carton numéro 3284, note du 17 mars 1928
Robert Bedeski, State building in modern China : the Kuomintang in pre war period, University of
California, Institute of Eats Asian Studies, Berkeley, USA, 1981
128
Hans J. van de Ven, op. cit
127
48
général Chiang-Tso-Ping (1884-1942)129, soit le docteur Chu Chia-hua (1893-1963)130, qui
avaient étudié l‟ingénierie des mines à Berlin. Ce point de l‟histoire de la mission militaire
allemande en Chine n‟est pas très précis car de nombreuses sources citent l‟un ou l‟autre des
deux hommes, mais jamais les deux en même temps, comme envoyé spécial en Allemagne
par Tchang Kaï-chek. On peut cependant imaginer que les deux personnages se soient trouvés
simplement en Allemagne au même moment et aient travaillé de concert sur le même objectif.
Dès leur arrivée en Allemagne ils rencontrèrent le maréchal Ludendorff pour lui
redemander de venir en Chine afin d‟aider à la construction d‟une armée chinoise nationale de
meilleure qualité. Le maréchal Ludendorff était en effet un stratège militaire de grand renom ;
il avait remporté en 1914 la bataille de Tannenberg contre les armées russes qui étaient deux
fois plus nombreuses que ses hommes et il avait en partie planifié les offensives du printemps
1918 sur le front ouest. Ces offensives furent un demi-succès car le front recula de plusieurs
kilomètres mais, de par le nombre de soldats dans les armées alliées, les troupes du Kaiser ne
réussirent pas à l‟emporter.
La coopération entre la Chine et l‟Allemagne sur le plan militaire n‟était pas
entièrement nouvelle. En effet, dès le XVIIe siècle, un prêtre allemand avait aidé la dynastie
Ming à fabriquer des armes à feu pour se défendre contre les Mongols131. Le résultat fut
cependant loin d‟être à la hauteur puisqu‟en 1644 cette dynastie dut céder le « mandat du
ciel » à celle des Mandchous. Plusieurs années plus tard, vers la fin du XIX e siècle, fut
décidée par Yuan Shikai la création de la « nouvelle armée », qui devint plus tard « l‟armée de
Beiyang ». Les soldats présents étaient équipés et formés à l‟européenne et ce notamment par
des armes allemandes132. Des soldats chinois avaient été envoyés en Allemagne pour
apprendre à piloter des avions peu avant la Première Guerre mondiale133 et, même dans les
années 20, il n‟était pas rare de continuer à voir des soldats chinois dans le nord du pays
recevoir un entraînement « à l‟allemande »134.
Cependant le maréchal Ludendorff, bien que tenté par cette offre, préféra la refuser ;
conscient que son déplacement en Chine, de par sa stature de stratège militaire et de sa
129
Archives du Quai d‟Orsay, dossier Chine 1918-1940, carton 537 « sur la mission allemande »
William C. Kirby, Germany and Republican China, Stanford University Press, USA, 1984
131
Fu Pao-Jen, Bernd Martin (direction), op. cit.
132
Elisabeth Kaske, Bismarcks Missionäre : deutsche Militärinstrukteure in China (1884-1890), publié par
Harrassowitz, Wiesbaden, Allemagne 2002
133
Anthony Chan, Arming the Chinese, The western armaments trade in warlord China (1920-1928), University
of British Columbia Press, Vancouver, Canada, 1982
134
NARA, boîte numéro 1513, Records of the Military Intelligence, microfilm n° 36, rapport de 1926
intitulé ―The Chinese Army‖
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