Décors en corps .pdf


Nom original: Décors en corps.pdf
Auteur: Fabienne Walraet

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Décors en corps
Les corps s’amoncellent en tas dispersés, bien trop proches les uns des autres. Les
fosses communes ne suffisent plus. A présent, l’impression de baigner dans les cadavres
s’est infiltrée dans tous les esprits. Ça pue aussi. Rick, malgré le masque purificateur, en
ressent des haut-le-cœur incessants. Il ne s’y habitue pas. Pas moyen. Pourtant, il ne peut
stopper sa besogne, on ne le lui permettrait pas. Du moins le croit-il.
Alors, il ramasse, jette dans la benne motorisée, puis conduit celle-ci là où il reste de
la place, et décharge sa macabre cargaison, avant de recommencer. Pourquoi doit-il encore
accomplir tout cela ? Il n’en sait rien. La manœuvre lui semble vaine. Tellement vaine. Un
labeur qui ne règle rien, et le temps passant, de plus en plus inutile, les morts augmentent,
les vivants diminuent. Mais on ne lui laisse pas d’alternatives. Il doit poursuivre.
Tandis qu’il récupère un énième macchabée, une nausée plus violente l’assaille qui
l’oblige à retirer son masque. Les effluves de pourriture se font plus forts, agressent ses
poumons, le forcent à rendre un repas inexistant qui s’écrase sur les peaux violacées d’une
jeune fille, peut-être belle, avant. Dans le regard qui croise le sien, Rick perçoit toute
l’atrocité de cette extinction incompréhensible, les questions sans réponses qui ne
s’effacent pas, malgré la souffrance endurée dans les derniers instants. Des prunelles
dilatées dans des yeux grands ouverts. Pourquoi faut-il qu’ils meurent paupières relevées ?
Tous, sans exception, comme un symptôme du fléau, qui reste apparent pour les rescapés,
même quand tout est fini. Rappel incessant du drame. Plongée insoutenable dans l’âme
des défunts.
Rick reprend sa protection, la fixe à nouveau sur son visage, respire une grande
bouffée d’air à peine plus frais, puis reprend son travail. A-t-il le choix ?
Dans la ville, quelques volontaires désignés agissent comme lui, inlassables fourmis
croque-mort à l’action absurde. Depuis combien de temps ? A peine quelques jours, et ces
jours paraissent avoir débuté des mois auparavant. Relativité du temps, étirement de
l’horreur. Il y en eut d’abord un premier, victime passée inaperçue. Comme les suivantes,
dispersées sur tous les continents. Juste des malheureux ayant succombé à une cause
inconnue, rien d’alarmant. Et puis, les décès se sont multipliés, pandémie galopante. Triple
galop d’un cheval devenu fou.
Rick avait résisté, on l’avait enrôlé de force pour le ramassage. Le soulagement du
survivant s’était mué en désespoir du dernier, de celui à qui incombe la mission d’enterrer
tous les autres. Tant d’autres. Trop pour la poignée restante d’êtres humains. Et pourtant,
tous s’astreignaient à l’accomplir cette mission. Et petit à petit, la poignée se réduisait, ses
membres rejoignaient le charnier, s’agglomérant à l’ensemble, devenant masse indistincte
aux tons de sang, d’os, et de putréfaction, rouges écarlates, blancs dénaturés, et verts
immondes. Chairs avariées, sans plus d’entités définissables. Tous pour un, un pour tout.
Et Rick continue. Depuis l’avant-veille, il n’a plus vu âme qui vive. Combien sont-ils
encore à se perdre dans ce sacerdoce sans fin ? Les nouvelles ne parviennent plus à
l’ouvrier de la faucheuse. Gazettes, radios, télévisions, aussi muettes que les congénères du

condamné aux travaux forcés. Ne reste que le silence, crevé du bruit permanent de la
benne qui ronronne indifférente au spectacle. Rick ne coupe jamais le moteur, mélodie qui
apaise, un peu, l’esprit tourmenté. Pourquoi tient-il ? Pourquoi lui ?
Peut-être est-il l’ultime homme sur cette terre, celui chargé d’ensevelir tous les autres.
Besogne titanesque, impossible, dont il ne parvient pas à imaginer le terme. Cette
entreprise peut-elle seulement arriver à son terme ? N’est-ce pas une chimère imposée par
un destin farfelu et cruel ?
Alors, il abdique, se dévêt de l’uniforme aseptisé. Nu, il écarte les bras, s’offre à
l’atmosphère pestilentielle, s’ouvre de tous ses pores, se laisse pénétrer, cherche à rejoindre
les siens. L’air s’infiltre par chaque orifice, atteint les organes un par un, les corrompt,
avant de les pourrir. Petit à petit, Rick sent le mal gagner du terrain. Les miasmes viciés
remontent le long de sa trachée artère, atteignent les poumons et les bronches, percent la
plèvre, continuent leur périple au travers des muscles et des tissus, touchent le foie, le
pancréas, l’estomac, envahissent les intestins qui se gonflent et éclatent. L’homme se
crispe, résiste encore un peu, jette un dernier regard à la ville, cherche un souvenir. Il
plonge une main tremblante dans sa poche, en sort un médaillon photo, observe Linda et
Suzanne, sa femme et sa petite fille.
Il s’allonge et sourit.
Un soleil rougeoyant se couche dans ses yeux.
Le monde n’est plus.


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