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Pour le Pavé 74 – Février 2018
Un jour comme les autres dans un collège de REP en Haute Savoie
Petite chronique d'une journée ordinaire du mois de janvier
Les prénoms, les noms des protagonistes et les disciplines ont été modifiées
6h30 –
Le réveil sonne. La courte nuit a été agitée, des visages d'enfants se mélangeant à mes rêves. Illes ne nous
quittent jamais.
Fatiguée, je pense à ma collègue d'anglais qui habite à 50min du collège et doit se lever à 5h, elle fait du
yoga chaque matin.
7h10 –
Je grimpe dans ma voiture, il fait encore nuit, je vais arriver tôt au collège, mais j'ai des photocopies à
faire et ma salle à préparer.
7h30 –
Je gare ma voiture dans le parking des professeur·es, les grilles des travaux me font faire un détour pour
entrer.
Je croise Valentine, agente d'entretien qui commence à 6h chaque matin. Elles sont deux le matin.
Valentine est également responsable de l'accueil jusqu'à midi. Elle est malade aujourd'hui, mais précise
qu'il est difficile pour elle de se mettre en arrêt, sinon il n'y a plus personne pour la remplacer. Les autres
agent·e·s sont contractuel·le·s à la journée ou à la semaine. Personne ne veut venir travailler ici, le collège
est dans la zone rouge, illes se passent le mot et le Conseil Départemental a du mal à trouver des
volontaires. Avec les travaux, c'est difficile de garder l'endroit propre, les aller-‐retour dehors, dans les
préfabriqués, effacent le travail du soir précédent en quelques minutes. Et puis, me confie Valentine, à
l'accueil, elle n'ose même plus répondre au téléphone parfois, tellement les parents sont agressif·ve·s
avec elle. Le dialogue avec les élèves est compliqué, illes les poussent dans les couloirs, ne disent pas
bonjour et ne respectent pas les locaux. Vu l'état des locaux en même temps…, me glisse-‐t-‐elle.
8h –
J'ai terminé mes photocopies, j'ai rangé mon repas de midi dans le minuscule réfrigérateur de la salle des
professeur·es et ai jeté un œil dans mon casier : deux rapports d'incident de la veille, toujours pas de
fiche de paye (la dernière remonte à trois mois). Le premier rapport d'incident rapporte une bagarre en
cours d'EPS entre deux élèves, la professeure a reçu un coup sur son coude en essayant de les séparer. Le
deuxième rapport d'incident relate les propos agressifs d'un élève envers le professeur de technologie
avant qu'il ne quitte le cours sans autorisation de la part du professeur.
Je traverse les couloirs, passe la tête dans le bureau de la vie scolaire pour saluer mes collègues AED,
passe devant l'accueil où Valentine a pris son poste et ouvre la porte qui donne sur la cour. C'est la seule
porte du bâtiment qui gère le flux des élèves. Illes entrent par ici, et sortent par cette même issue aux
pauses. TOU·TE·S les élèves passent par une seule porte.
L'usine à colère
Je traverse la cour pour rejoindre ma salle. La C5, un préfabriqué de chez M et Mme Cougnaud, blanc sale.
J'entre par la deuxième porte, celle de l'arrière de la salle, la porte de sécurité. La première, la porte
principale fait un bruit atroce lorsqu'on l'ouvre, le bas de la porte crissant contre le sol. Mes chaussures
sont sales, mais pas de paillasson, le sol se couvre de mes traces de pas. Je n'ouvre qu'une partie des
volets, ceux qui ne sont pas cassés, les néons feront l'affaire en terme de luminosité. Les radiateurs
s'allument doucement, il fait la même température qu'au dehors.
8h15 –
Sonnerie.
Les élèves attendent le long du préfabriqué. Je les fais entrer un·e par un·e dans la classe. C'est une classe
de 5e. Illes sont 25, exactement le même nombre de chaises et de tables qu'il y a dans la classe. En terme
de place, pas une table de plus ne pourrait entrer dans le petit espace.
Les élèves arrivent au compte goutte, en courant, en finissant leurs conversations de récré.
Une fois tou·tes les élèves à l'intérieur, je ferme la porte de secours à clé. Sinon, elle ne se ferme pas, la
poignée ne bloque pas la porte et le froid entre. Mes élèves sont enfermé·e·s à l'intérieur du préfabriqué
pendant 50 min, jusqu'à ce que je les libère.
9h10 –
Sonnerie.
J'ai déjà exclu de cours une élève qui n'arrêtait pas de faire des commentaires, de discuter et refusait de
travailler. Comme à chaque cours. Depuis son équipe éducative nous avons noté un changement. Profil
abandonnique. C'est la première chose qu'elle m'a demandé en début d'année : "Madame, pourquoi
tou·tes les profs s'en vont ? Et vous, vous allez partir ?". Cette année, l'équipe pédagogique a été
renouvelée à 50%.
10h –
Sonnerie.
Nous avons bien travaillé, après quelques punitions et heures de retenue pour essayer de trouver un
semblant de calme et une ambiance de travail.
Pendant la récréation, je suis obligée de fermer le volet côté cour, sinon les élèves passent 20 minutes à
faire des gestes obscènes, voir à carrément coller leur derrière contre la vitre avant de s'enfuir en
courant.
La cour est petite, illes n'ont pas assez d'espace pour courir ou expulser toute l'énergie accumulée
pendant ces longues heures de cours. Au début de l'année, il n'y avait pas de préau. Illes s'agglutinaient à
dix sous un parapluie. Après plusieurs demandes auprès du Conseil Départemental, un préau d'appoint a
été installé. Et les barrières sécurisées. En effet, auparavant, elles étaient en simple grillage et les élèves
pouvaient s'accrocher et grimper dessus, exposant leurs paumes aux fils de métal qui dépassaient.
J'ai le temps, après avoir discuté avec deux élèves qui avaient leur carnet sur mon bureau, de traverser la
cour pour aller attraper un bout de gâteau en salle des professeur·e·s.
10h20 –
Sonnerie.
Je me fraye un passage vers la sortie, à contre courant des élèves qui entrent dans le bâtiment.
Bétaillère à soucis
Ma classe de sixième attend devant le préfabriqué. Illes entrent, "Bonjour Madaaaame". N'enlèvent pas
leur blouson – il fait trop froid -‐ et sortent tant bien que mal leurs affaires.
Pendant le rituel, je m'approche des quelques élèves qui n'ont pas sorti leurs affaires ou qui sont encore
en train de discuter.
Kévin a déjà la tête dans ses mains, posées sur la table. Il n'a plus de sac depuis quelques semaines. Kévin
a 13 ans, il est en sixième mais serait plus à l'aise en CE2 qu'au collège, en terme de contenus. Sa maman
n'a pas voulu qu'il aille en SEGPA. Il est en procédure de placement depuis un mois. Je le laisse tranquille,
il a l'air calme pour une fois.
Djihade est en ULIS, elle vient à chaque cours de français depuis la rentrée de janvier. Elle est plutôt à
l'aise, mais n'écrit pas, et son AVS ne peut pas venir à chaque cours.
Aboubakar et Juan sont en UPE2A, mais font quelques heures de français avec moi. Je leur donne des
exercices écrits, plus ou moins adaptés, que je n'aurais pas le temps de corriger avec eux, afin qu'ils ne
s'ennuient pas trop.
Marco est tout seul au fond de la classe. Au début de l'année il était au premier rang, il participait, malgré
sa forte dyslexie. Sa mère s'est défenestrée avant les vacances. Depuis la rentrée de janvier, il est ailleurs,
son AVS ne veut plus venir car il n'est pas agréable pendant les cours, il regarde dans le vide, il n'est plus
le même.
Erwan ne sortait aucun cahier ni trousse au début de l'année. Depuis quelques mois, il écrit, il sort ses
affaires, il me fait confiance. Mais c'est une confiance fragile. Souvent, il rature, barre ce qu'il écrit sur son
cahier en maugréant qu'il écrit mal, que ce qu'il écrit n'est pas bien. Il a mal quelque part très souvent.
Pafois, il s'étrangle avec son écharpe ou sa main, pendant le cours.
Marina est une nouvelle élève, elle est arrivée la semaine dernière de Roumanie. Elle ne parle pas du tout
français et est diabétique. Je lui parle un peu en anglais, mais c'est difficile pour elle de comprendre un
énoncé.
Mohamed est arrivée de Syrie il y a deux mois. Son français ne s'améliore pas. Lorsqu'il y a trop de bruit
ou que quelqu'un fait un geste brusque, il sursaute et tremble un peu.
Alexandre est là aujourd'hui. Ce n'est pas souvent. Il parle beaucoup, fort, fait des remarques, répond
lorsque je lui demande de sortir ses affaires. Et puis je l'aide à écrire, parce que tout seul, il se cache. La
CPE a fait un signalement. Lorsqu'il n'est pas à l'école, il fait la manche avec ses parents.
Après le rituel, les élèves sortent leurs porte-‐vues et continuent leur plan de travail. Soudain, Kévin se
lève, insulte un autre élève, je lui demande de s'asseoir. Il est énervé.
Yidali change de chaise, la sienne est cassée. C'est la quatrième cette semaine.
Kévin se remet à insulter son camarade, j'essaie de le calmer, mais il prend ses affaires, traite tout le
monde de "fils de pute" et claque la porte en lançant "collège de merde !". J'envoie la déléguée à la vie
scolaire, envoie un mail à tou·tes les AED. Kévin a sauté le portail la semaine dernière déjà. Devant le
portail du collège, il y a une route, un arrêt de bus et beaucoup de circulation.
11h10 –
Sonnerie.
Les élèves sortent en trombe, sans attendre mon aval. Je range mes affaires, une collègue arrive derrière
moi avec une classe de 5e agitée. Elle n'a pas sa salle. A cause des travaux, certain·e·s collègues
déménagent de salle en salle tout au long de la journée. Les entrées et les sorties de classe sont alors plus
compliquées à gérer.
Ceci n'est pas une porte
Je sors. Beaucoup d'élèves sont dans la cour, en attendant que la cantine ouvre ses portes. Beaucoup de
professeur·e·s sont absent·e·s, souvent en congés maladie, ou souvent tout simplement parce qu'il n'y a
aucun·e professeur·e disponible. Depuis le début de l'année, il y a eu plus de mille heures de cours non
assurées car les professeur·e·s en arrêt maladie n'étaient pas remplacé·e·s. La principale fait pourtant
son maximum, elle appelle Pôle Emploi tous les jours et a mis des annonces sur leboncoin.fr.
Elle a trouvé la professeure d'Allemand comme ça. Celle qui habite à 120km du collège, fait 28h de cours
pas semaine, a une enfant handicapée et qui s'est donc mise en arrêt maladie au bout de trois mois.
En salle des professeur·e·s, je discute avec Mélanie, une AVS. Elle n'a toujours pas de fiche de paye depuis
le début de son contrat. On lui demande à la CAF, à la banque. Mais elle a beau appeler, personne ne lui
répond positivement. La DSDEN lui doit plus de 600€ depuis le début de son contrat. En effet, elle a trois
enfants, elle est toute seule, mais elle ne touche pas son complément familial. Et la dame qui s'occupe de
son dossier lui a rétorqué au téléphone, la dernière fois que Mélanie a essayé de lui demander où en était
son complément familial, qu'elle n'avait pas que ça à faire, qu'illes étaient débordé·es, qu'illes ne
pouvaient pas se permettre de faire du suivi individuel et qu'elle aurait son complément familial en avril !
Par contre, illes ont bien pensé à lui ôter ses jours de carence lorsqu'elle a attrapé la grippe le mois
dernier.
12h15 –
Sonnerie.
Valérie, une autre AVS entre en pleurant dans la salle des professeur·e·s. Elle n'en peut plus, elle veut
arrêter. Un des élèves qu'elle suit n'arrête pas de l'insulter, continuellement. Il est en ULIS, c'est son
handicap. Valérie sort en prenant une cigarette, elle avait arrêté de fumer le premier janvier 2018.
12h30 –
J'ai mangé rapidement dans la minuscule salle aux deux fours micro ondes fatigués. Ce midi, réunion.
C'est le deuxième midi de la semaine où nous avons une réunion. Conseil de niveau avec le principal
adjoint. Il est nouveau, le principal adjoint. Il est jovial, le principal adjoint. Il vient boire des thés en salle
des professeur·e·s, fait des blagues au portail à base de taser, de chiens et de flashball en comparant les
élèves à de dangereu·ses·x animaux et tutoie Marion, la jeune AED qui était élève ici avant et qui essaie
de l'éviter dans les couloirs. Quand la principale a fait une chute de tension, juste avant de s'arrêter une
semaine avant les vacances, il a passé beaucoup de temps à serrer des mains, à faire des grands sourires
à tout le monde. La principale m'a avoué qu'elle avait dû terminer quelques travaux plusieurs fois
pendant son arrêt maladie, faisant fi de sa tension.
Je n'y vais pas, à cette réunion, j'anime le club théâtre avec une collègue. Nous n'avons pas les clés de la
salle d'animation. De toutes façons, la porte est cassée donc, pour ne pas que les élèves y entrent pendant
les pauses, Marc a mis une grosse chaine. Marc, il répare tout, il passe le chasse-‐neige dans la cour,
ramasse les feuilles mortes, dit bonjour à tout le monde avec un grand sourire, il a toutes les clés, mais il
n'a pas de contrat annuel. Il a des contrats d'une semaine, d'un mois, renouvelables, renouvelés. Mais en
attendant d'avoir un contrat, un vrai contrat (un CDD d'un an, ou un CDI), il ne peut pas occuper
l'appartement de fonction du collège, ni faire venir sa famille depuis l'autre côté de Lyon.
Les élèves passent par l'autre porte, qui donne sur la sortie des professeur·e·s, où illes n'ont pas le droit
d'aller en temps normal. Tant pis pour les retardataires.
13h42 –
Sonnerie.
J'ai rendez-‐vous avec une maman d'élève et la CPE. Son fils est violent depuis quelques semaines. Il est en
colère, il a du mal à contenir ses gestes et ses paroles brusques en classe et en dehors. La maman nous dit
qu'il est pareil à la maison, qu'il passe beaucoup de temps sur les écrans, qu'il ne sort plus beaucoup.
Nous les dirigeons vers la Maison des Ado, les éducateurs et les éducatrices de rue, afin qu'il puisse
parler à quelqu'un·e, essayer de mettre des mots sur ce qui ne va pas. La CPE lui remet un blâme, à cause
d'une bagarre la semaine précédente. Elle m'avait prévenue avant l'entretien, le père de l'élève a appelé il
y a une semaine, pour s'enquérir de la scolarité de son fils. Nous n'avions jamais entendu parler d'un
père auparavant. Il n'a pas la garde, nous n'étions donc pas en mesure de lui fournir des informations, ni
de pouvoir en parler à l'élève en question ou à sa maman.
14h40 –
Sonnerie.
J'ai rendez-‐vous avec une autre maman. Je l'ai appelée, plusieurs fois. Elle ne sait ni lire ni écrire et ne
parle pas bien le français, c'est donc avec sa plus grande fille que j'ai souvent pu dialoguer. Le rendez-‐
vous était pris avec les trois, la mère, la fille et le fils, dont le comportement est préoccupant depuis
plusieurs années. Elles ne viennent pas et ne répondent pas au téléphone. C'est le troisième rendez-‐vous
manqué cette année.
Je croise une des infirmières qui m'indique qu'un de mes élèves est à l'infirmerie, il a mis son poing
contre un mur tout à l'heure pour éviter de le mettre contre le visage d'un autre élève. C'est la troisième
fois qu'il se fait mal à la main droite depuis le début de l'année, de cette manière. Il est paniqué, sa mère
ne peut pas venir le chercher, il pleure, il me dit qu'il veut se suicider.
15h40 –
Sonnerie.
C'est la dernière heure. Je devais être en co-‐enseignement avec un collègue d'anglais, mais il est en arrêt
maladie depuis qu'une mère d'élève l'a accusé de viol sur sa fille. Il a fait un burn out après être passé au
commissariat pour déposer plainte pour diffamation.
Je papote avec une collègue de mathématiques en salle des professeur·e·s, elle a terminé à midi, mais
attend d'autres collègues pour covoiturer. Elle est enceinte de 3 mois et débutera son congé maternité en
juin. En attendant, elle supporte ses 4,5 HSA avec patience. Tout à l'heure elle a eu très peur, un·e élève
l'a poussée dans les couloirs et elle a senti un coup de coude contre son ventre.
Le couloir de la mort
16h35 –
Sonnerie.
Les collègues attendu·e·s arrivent en salle des professeur·es. Illes rentrent tou·tes les trois en voiture
chez elleux, à 90km d'ici, illes sont TZR, en poste à l'année.
Je me dirige vers ma salle. J'ai deux élèves en retenue avec moi ce soir. Illes viennent travailler pendant
que je remplis le cahier de texte sur Pronote. C'est moins lourd pour la vie scolaire et plus efficace pour
elleux car je peux les aider.
17h30 –
Je salue mes élèves et termine de ranger ma classe.
Lutte des classes
18h –
Réunion de CA extraordinaire, la principale a pensé qu'il était urgent que l'on cherche des solutions
ensemble, ses appels au DASEN et au Conseil Départemental restant sans réponse. Ressortira, entre
autres, de cette réunion un nouvel accessoire pour les AED : un gilet jaune. Prévenir le manque de
moyens par une visibilité plus accrue, pourquoi pas.
19h30 –
Je rentre chez moi, en repensant à ma formation à l'ESPE, l'année dernière : complète, formatrice,
éclairante, fiable, solide, miroir de la réalité.
Une professeure titulaire en première année,
en REP, en Haute Savoie