L’Agente en double .pdf
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L’AGENTE EN DOUBLE
« Vraiment, les RG veulent notre aide ? »
Vic était soupçonneuse. Quand les condés s’intéressaient
aux activités de la pègre magicienne, ce n’était jamais sans
risque pour les indépendants comme elle. Sans contrat avec la
Loge et sans protecteur, elle risquait gros en cas de souricière.
L’homme, cependant, secouait la tête.
« Pas les Renseignements généraux. La demande provient
de la Sécurité extérieure. Eux ne s’intéressent pas aux petits
poissons ; leurs regards sont braqués bien plus loin, à l’est.
» Vous savez, tout est surveillé : les frontières, les ondes
radio, l’internet… Depuis l’invasion, la Russie s’est fermée
comme une huitre. Mes interlocuteurs sont des gens
pragmatiques ; pour eux, seul compte le résultat, même si la
méthode n’est pas conventionnelle. »
Ce type l’agaçait avec ses métaphores marinières, ses
petits poissons et ses huitres. En plus, il avait commandé une
Rodenbach grenadine — va-t’en passer inaperçu, après ça ! Tout
le bar pouvait la voir discuter avec cet intrus, et ça allait niquer
sa réputation. C’est pourquoi Vic restait sur la défensive.
Elle répliqua :
« Quand bien même. Les sorts d’ubiquité, c’est délicat,
tout le monde sait cela. »
Mais, tout en parlant, elle se rendait compte que
l’argument ne porterait pas. Cet homme n’était pas un vrai
espion, c’était un prof d’univ sans grand crédit, qui se targuait
de bien connaitre leur monde et monnayait son expertise très
relative auprès des autorités. Autrement dit, c’était un sorcier en
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chambre, pétri de savoir théorique et toujours content de luimême.
Il ne voulut donc rien entendre et déclara, tout miel :
« Allons, vous-même ne manquez pas de capacités. Et
vous avez grandi à Saint-Pétersbourg, n’est-ce pas, Viktoriya ?
Vous ne vivez ici que depuis vos onze ans, lorsque votre père est
entré dans notre orchestre philharmonique… »
Là, elle faillit s’énerver, car il avait prononcé son nom de
baptême d’une façon caricaturale, avant d’insister sur le mot
nous. Mais il avait sorti une enveloppe épaisse qu’il faisait
glisser sur la table.
« …cependant, si vous n’êtes pas intéressée, je peux aussi
aller trouver votre concurrence… »
Elle jeta un coup d’œil oblique à Patte-de-Bouc qui était
assis au fond du troquet, sa canne à bout ferré posée contre la
banquette, mais revint vite à l’enveloppe, de peur de croiser son
regard patibulaire. Voilà qu’une raison de principe s’ajoutait à la
raison pécuniaire. Poussant un soupir intérieur, elle fit signe à
l’homme qu’elle acceptait sa proposition et répéta docilement
les instructions, pour montrer qu’elles étaient bien comprises.
« Demain à dix-sept heures, heure locale, sur un banc de la
perspective Nevski face à l’enseigne “Madame Sonia, lingerie
fine”. Votre homme portera une cravate verte. Je lui dirai : “Il
fait un temps à inspirer les artistes !” Il me répondra : “Comme
de juste, c’est l’anniversaire de Sergueï Prokofiev.”
(C’était en effet le 23 avril, soit le 10 avril dans le
calendrier julien, que l’intermédiaire de la Sécurité extérieure
était venu trouver Vic à l’enseigne du Vieux Sabbat.)
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» Il me fera alors son rapport, que je dois mémoriser. Je
vous retrouverai ici à minuit, sans parler à personne d’autre de
l’affaire. »
Apparemment satisfait, l’homme vida son verre, avant de
tendre le bras et de reprendre la moitié de la liasse contenue
dans l’enveloppe.
« Jusqu’à la livraison… »
Il se leva pour partir mais, avant, jeta un billet sur la table.
Goguenard, il se permettait de régler sa consommation avec la
paie de Vic.
⁂
Le petit studio était parfaitement silencieux. Vic avait
punaisé une couverture à la fenêtre, car cela faisait des mois que
la tringle à rideaux était tombée et que le concierge ne daignait
pas la refixer.
Elle était assise au centre d’un cercle de symboles tracé à
la craie sur le parquet en stratifié, face au mug qui avait contenu
son infusion d’herbes à voyager et au miroir au moyen duquel
elle s’était placée en état d’autohypnose. Vic n’aimait pas les
onguents ; l’idée de s’abandonner à poil dans son appart,
immobile et inconsciente, ne lui plaisait guère — et même en
transe légère, elle fermait à double tour et poussait le verrou.
Passé le moment de vertige habituel, elle ouvrit les yeux
sur le décor inchangé de l’église Vladimirskaya, située au 20,
Vladimirsky Prospect, à Saint-Pétersbourg. Elle aurait dû s’en
douter : les ubiquistes revenaient toujours à un point qui avait
marqué leur histoire personnelle, or elle se tenait à l’exact
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emplacement où, gamine, elle s’était à demi assommée en
glissant sur le parquet ciré. Elle était presque surprise de ne pas
apercevoir une sorte de petite fleur rouge à l’endroit où son
crâne avait heurté le sol — elle se souvenait n’avoir quasi pas
saigné, et aussi qu’elle n’avait osé émettre un pleur, tant
l’intérieur baroque l’avait impressionnée. C’était, lui avaient dit
ses parents, l’église que fréquentait Dostoïevski. Alors, elle
devait être bien sage et respectueuse, ou le pope barbu l’aurait
grondée.
À l’heure actuelle, l’église était silencieuse. Tout paraissait
si grand à Vic… Elle sortit sur la perspective, au-dessus de
laquelle se déployait un ciel gris. C’était la mi-printemps en
France mais, à cette longitude, des averses de neige étaient
encore fréquentes.
Certains sorciers expérimentés étaient capables de choisir
leur garde-robe de voyage, mais la plupart étaient tributaires de
leur inconscient. Les vêtements s’accordaient naturellement
avec le lieu, et surtout avec l’époque du souvenir qui y ancrait le
jeteur de sorts. En s’observant dans une vitrine, Vic se découvrit
vêtue d’une cape démodée en tweed rouge, avec une capuche
bordée de vraie fourrure. Un manteau trop peu discret à son
gout, mais qui avait le mérite d’être chaud…
⁂
« …je pense que je peux retourner Stanislav Sergeyevich
Shpak. Il est vulnérable, à présent que son mentor, Anton
Alesnarovich Avdonin, n’a plus l’oreille du Président… Vous
devrez aussi leur dire que, à la Douma… »
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L’espion Bezdomny parlait sans discontinuer depuis une
dizaine de minutes. Elle l’avait trouvé à l’emplacement
convenu, assis sur le banc circulaire qui entourait un réverbère,
et il avait aussitôt commencé son rapport, sans sembler
s’étonner de l’identité de son contact. Vic, quant à elle, gardait
les yeux dans le vague. Elle n’était présente qu’à moitié, tandis
que son attention se concentrait 2 000 kilomètres à l’ouest, là où,
assise en tailleur dans son studio, elle s’appliquait à prendre note
de tout ce que disait l’homme.
Elle restait néanmoins aux aguets, et c’est ainsi qu’elle
remarqua un voisin qui les fixait depuis quelques instants. Il
confondait sans doute la concentration de Vic avec de
l’embarras et devait s’imaginer que cet homme l’importunait. Il
ne pouvait sûrement entendre ce qu’ils disaient, car Bezdomny
parlait à voix basse… Pour donner le change, elle glissa sa main
dans la grande paluche de l’homme à la cravate verte. Le voisin
haussa alors les épaules et se détourna d’eux.
⁂
Comme elle s’y était attendue, il s’était mis à neiger à
petits flocons sur le trajet du retour. Vic marchait d’un pas
sautillant, désormais entièrement présente à l’atmosphère
pétersbourgeoise, son soi original étant en état de narcose dans
son studio de la rue Joris-Karl-Huysmans. Pour elle, cette
atmosphère revêtait une teneur étrange, familière mais
néanmoins étrangère désormais.
Au moment de bifurquer vers la perspective Vladimirsky,
elle se figea cependant. Deux agents de police marchaient à sa
rencontre, et il lui aurait fallu les croiser pour regagner l’église.
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Elle hésita une seconde, puis poursuivit son chemin sur la voie
principale, décidée à faire un détour.
Elle n’avait pas fait dix pas qu’une voix virile s’éleva dans
son dos :
« Mademoiselle ?
» Ohé, Mademoiselle, arrêtez-vous ! »
Vic se mit à courir. Hélas, avec leurs jambes plus longues,
les policiers auraient vite fait de la rattraper. Répondant à son
instinct, elle se précipita dans une cour d’immeuble. Dans un
espace couvert, où elle ne laisserait pas d’empreintes dans la
neige, peut-être pourrait-elle les semer…
Comme bien souvent en journée, la porte du hall n’était
pas verrouillée. Elle s’engouffra donc dans la cage d’escalier.
Il s’agissait d’un immeuble populeux. Au rez-de-chaussée,
l’ascenseur était hors service. Des hommes tenaient le mur, se
partageant un paquet de cigarettes. Elle courut sans leur
accorder un regard. À partir du premier étage, l’on rencontrait
deux ou trois gosses par palier, qui cherchaient le calme hors de
l’appartement familial. Ils ne levèrent même pas le nez de leur
téléphone lorsque les deux agents de police passèrent devant eux
en jurant.
À travers des portes ouvertes, les odeurs des repas du soir
se mélangeaient aux effluves de tabac froid et de buée de lessive
qui semblaient incrustées dans la pierre nue du hall. D’un étage
à l’autre, l’ascension rapide de Vic lui évoquait tour à tour les
pirojkis ou le borscht vert de son enfance.
Vers le sixième étage, un groupe de jeunes en
survêtements éclusaient des bières en écoutant de la techno et
s’amusaient à faire des pilastres avec leurs cannettes de 50
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centilitres. L’ouvrage vacillait tout au long de son élévation,
déclenchant force rires, avant d’enfin se stabiliser contre le
plafond, la dernière pièce étant ajustée en hauteur en écrasant le
contenant d’aluminium comme un petit accordéon — c’était
visiblement un rendez-vous quotidien, car cinq de ces pilastres
ornaient déjà le palier, comme si l’immeuble soviétique était si
vieux qu’il avait fallu l’étayer.
Vic courant tête baissée, elle en renversa deux, dispersant
sur le sol les canettes de bière bon marché. C’était des marques
distribuées par des multinationales basées en Europe de l’Ouest
mais qui, malgré la condamnation unanime des ONG, n’avaient
jamais daigné stopper leur production locale.
« Hé, mais, ça va pas ?
— Elle est folle, celle-là !
— Tu l’as dit… »
Vic n’avait cure de leurs récriminations ; elle atteignait
déjà le huitième étage. Un peu plus bas, les appels se
poursuivaient :
« Mademoiselle ? Arrêtez-vous, Mademoiselle ! »
Elle atteignit le sommet de l’immeuble, où la cage
d’ascenseur était immobilisée sans doute depuis un lustre. Elle
priait pour que l’issue ne soit pas condamnée…
Visiblement, un sans-abri s’était aménagé une couchette
contre la porte donnant vers le toit, car le dallage était couvert de
vieux cartons que de la neige fondue, coulant sous le bas de
porte usé, avait commencé à faire moisir. Pour l’heure, l’endroit
était désert, à peine animé par le grésillement du néon.
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Vic poussa la poignée, et le battant pivota. Elle déboucha
sur un toit recouvert de poudreuse immaculée, comme un gâteau
au chocolat le serait de sucre farine.
Il ne lui fallait que quelques instants de répit pour dissiper
son double et revenir à son studio. Par chance, un bastaing d’une
longueur idéale pour bloquer la porte était posé contre le battant,
probablement abandonné par des amants, l’été précédent…
⁂
Le jour tombait lorsque le commissaire Viktor Vasilievich
Vinokurov entama la longue montée des marches. C’était un
homme d’expérience, qui prit le temps de se reposer quelques
secondes à chaque pallier. Il ne voulait pas arriver à bout de
souffle et risquer de ne savoir poser ses questions ; c’était
toujours si gênant, ces moments où les subordonnés attendaient
qu’il parle, quand le temps semblait s’allonger sans fin…
Les enfants et leurs téléphones avaient tous déserté
l’escalier, ou qu’il était temps pour eux d’aller au lit, ou que les
parents ne voulaient pas s’exposer à des remarques sur leurs
méthodes d’éducation. Seul un pilastre de cannettes avait
survécu au passage de la fuyarde et des deux agents de police.
Les autres dégringolaient les étages segment par segment, au fur
et à mesure qu’en allant et venant, les fonctionnaires leur
donnaient des coups de pied. La cannette de tête atteindrait
bientôt le rez-de-chaussée, remportant une course bien futile.
D’autres plus rapides étaient déjà disqualifiées, car elles avaient
glissé sous la rambarde.
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Lorsqu’il eut débouché sur le toit, un gaillard d’une
trentaine d’années vint aussitôt à la rencontre du commissaire.
« Bonsoir, Viktor Vasilievich. Il me semblait bien que vous
seriez de garde…
— Salut, Yuriy ! Alors, à quoi a-t-on affaire ? »
L’autre fit la grimace.
« Franchement, vous ne vous êtes pas déplacé pour grandchose. L’affaire est banale : une personne s’est dérobée à un
contrôle d’identité et a couru jusqu’ici. La seule raison pour
laquelle nous avons sollicité la venue d’un commissaire, c’est
qu’elle semble s’être soudain volatilisée. Ses traces s’arrêtent
net… »
Viktor Vasilievich Vinokurov fronça les sourcils. Les
individus qui se volatilisaient, lui ne prenait pas cela à la légère.
Comme bien des policiers d’Europe de l’Ouest, il n’ignorait pas
que des sorciers se cachent dans certaines couches de toute
société, et il savait quel genre de grabuge ils pouvaient causer. Il
avait à l’esprit un cas fameux dont la mémoire se transmettait de
collègue en collègue, au creux des longues nuits de garde : un
jour, un chat énorme sema le feu et la mort, rue Sadovaïa à
Moscou, avant de lui aussi se volatiliser. Un chat qui, parait-il,
brandissant un pistolet Browning et un réchaud à pétrole. Un
chat noir que, quelques jours plus tôt, on avait vu marcher sur
ses deux pattes sur la scène du Théâtre des Variétés, lors d’une
représentation du professeur Woland. Avec sa bande, ce mage
allemand avait mis la ville sens dessus dessous durant plusieurs
semaines funestes…
C’était la hantise de Viktor Vasilievich Vinokurov qu’un
tel évènement puisse se produire un jour dans le district dont il
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avait la charge. Toutefois, il était homme à garder la tête froide
en toute circonstance, et ordonna simplement :
« Racontez-moi depuis le début. »
Alors, le jeune inspecteur, qui se nommait Yuriy
Yegorovich Yerzov, narra par le menu les évènements de la
soirée : une patrouille avait croisé une jeune fille qui
apparaissait laissée à elle-même dans la rue ; les agents avaient
voulu l’accoster pour s’assurer qu’elle n’était pas perdue, mais
elle s’était enfuie, avant de proprement disparaitre.
C’était bien maigre, comme premières constatations. Le
commissaire sentit qu’il lui vaudrait mieux ne pas rester trop
longtemps sur ce toit, ou bien il deviendrait bougon. — Tous ces
étages à gravir, simplement pour cela ! — Il lorgna sur les traces
dans la neige, qui devaient en effet avoir été laissées par de
petits souliers.
« Quel âge ?
— Huit ou neuf ans, répondit l’inspecteur, avant de
hasarder une hypothèse :
» Une enfant de la rue, peut-être…
— Pas avec un col en fourrure.
— Une gosse perdue, dans ce cas.
— Hum… Les gosses perdus, ça ne fuit pas devant la
police.
— Alors, ce devait être une fugueuse… »
Le commissaire écarta les mains. C’était possible, certes.
Mais les enfants mécontents de leur vie familiale n’ont
normalement pas le pouvoir de se téléporter !
Durant quelques instants, il se fit un silence pesant. Les
quelques agents encore présents et trois techniciens en anoraks
bleus fixaient tous Vinokurov.
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« Que
pensez-vous
que
cela
signifie,
Viktor
Vasilievich ? », demanda finalement Yerzov.
Le commissaire haussa les épaules.
« Si l’on a de la chance, on n’en saura jamais rien.
» Est-ce que vous avez pris des photos des traces ? »
Et comme l’autre acquiesçait, il écrivit quelques mots dans
son calepin, frappa dans ses mains et cria à la cantonade :
« Allez, les enfants, on remballe ! »
Puis, à son inspecteur :
« Vous avez mangé, Yuriy ? Je crois bien qu’il y a une
gargote correcte, non loin d’ici… »
Déjà, la neige fondait, effaçant toute trace du passage de
Vic.
Bruxelles,
le 10 avril 2022.
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